Le sacré cour catalan

A Barcelone, le pape Benoît XVI va consacrer la basilique – toujours inachevée – née de l’imagination du génial Gaudi. De drames en aléas, cette ouvre monumentale est devenue l’emblème d’une région et le révélateur d’une identité encore en chantier.

DE NOTRE CORRESPONDANTE

Rien n’a bougé d’un millimètre. Le tunnel est percé, et la Sagrada Familia n’a pas tremblé ! Le 16 octobre dernier, la nouvelle court comme la poudre à travers Barcelone. Jordi Hereu, le maire de la ville, exulte. Enfin. Depuis des mois, il avait des sueurs froides. Que se passerait-il si les bataillons d’experts consultés s’étaient trompés ? Le tracé de la nouvelle ligne de train à grande vitesse qui passe à quelques mètres le long du monument avait été visé, révisé et approuvé, toutes les mesures de précaution respectées, un mur de protection édifiéà mais jusqu’à la dernière seconde le doute aura subsisté. Et si l’édifice dessiné par Antoni Gaudi se fissurait ? A quelques jours de la visite du pape Benoît XVI, qui vient consacrer le lieu comme basilique, le 7 novembre, les nerfs sont à fleur de peau.

A Barcelone, rien de ce qui concerne Gaudi ne laisse indifférent. Et encore moins la Sagrada Familia. Le monument, inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2005, est le plus visité de la ville, loin devant les autres joyaux de l’extravagant génie du modernisme catalan, comme la casa Mila, la casa Batllo ou le parc Güell.  » La silhouette aux quatre tours est l’icône de la ville, explique l’architecte Juli Capella, auteur de nombreux ouvrages sur le design espagnol. C’est un emblème où chacun se reconnaît à sa façon.  » Pour les nationalistes, elle est le symbole du catalanisme triomphant du xixe siècle, capable de réinventer la ville et d’imaginer un style architectural unique et flamboyant. Pour les milieux catholiques, le lieu construit grâce aux donations des fidèles est une expression vivante de la foi. Et pour les socialistes, qui siègent à la mairie depuis plus de trente ans, elle est surtout la meilleure réclame touristique de Barceloneà

Quelle autre ville d’Europe peut offrir à ses visiteurs la magie d’une gigantesque cathédrale en construction depuis plus de cent trente ans ? Le temple expiatoire de la Sainte-Famille – c’est son vrai nom – attire 3 millions de visiteurs par an (à 12 euros l’entrée), captivés par cette incroyable jungle minérale à la gloire de Dieu, comme un chantier sans fin que rien n’a arrêté : ni la mort de Gaudi, écrasé par un tramway en 1926, ni la disparition des plans, brûlés pendant la guerre civile puis reconstitués à partir de maquettes et de croquis retrouvés. En 1926, le chantier ne comptait qu’avec une façade, celle de la Nativité, et un seul campanile. Le monument, toujours inachevé, que le pape vient consacrer comme basilique compte désormais trois façades et huit tours. Et ce n’est pas fini : il devrait, au total, en compter 18.

 » Déambuler dans la forêt des colonnes est un plaisir sensuel « , glisse Josep Maria Almarcha, un publicitaire retraité membre de l’association des Amis de la Sagrada Familia. Toute sa vie, il a contribué modestement à la construction de cet édifice et vient de temps à autre voir l’avancée des travaux. Il en connaît chaque recoin et aime flâner dans la nef, tomber en arrêt par hasard et s’émouvoir devant les nervures d’un chapiteau.

 » L’esprit gaudien doit continuer de souffler « 

Pour Joaquim Llop Llop, lui aussi membre des Amis, le temple reste à jamais le terrain de jeu de son enfance.  » On s’y retrouvait avec les autres gosses du quartier, c’était un endroit magique.  » Il avait alors 10 ans et Barcelone était prise dans les chaos de la guerre civile. Le chantier abandonné était ouvert à tous les vents. Joaquim se souvient des après-midi passés à jouer à cache-cache entre les sculptures et des courses folles pour monter dans les campaniles. Le vieux monsieur allègre a gardé ses yeux d’enfant. Il est de ceux qui n’ont jamais douté : contre vents et marées  » l’esprit gaudien doit continuer de souffler « .

En privé, un élu nationaliste offre une vision plus pragmatique :  » La visite du pape sera un coup de projecteur bienvenu sur la ville. C’est une excellente campagne mondiale pour le tourisme catalan.  » C’est aussi l’opinion de la mairie, qui fera flotter la senyera, le drapeau rayé rouge et or de la région sur tout le parcours de la papamobile.

Un chantier sans aucune supervision publique

Pour les élus catalans de tous bords, l’occasion est trop belle de gonfler les ego et de proclamer la puissance d’attraction de la région. Surtout après que ses ambitions autonomistes ont subi une série de mésaventures juridiques face au pouvoir central de Madrid.

En juillet dernier, après des années de délibération dans la capitale, le tribunal constitutionnel espagnol a rejeté tout un pan du nouveau statut catalan en déclarant nul et non avenu un projet de  » mini-Constitution  » pourtant approuvé par les Parlements de Barcelone et de Madrid, puis par référendum dans la région. En réponse, 1 million de manifestants ont défilé à Barcelone (sur les 7,5 millions habitants de la Catalogne) derrière une banderole au message clair :  » Nous sommes une nation, c’est nous qui décidons de notre sort. « 

Si la visite papale peut mettre du baume au c£ur de certains, elle en embarrasse d’autres. Surtout à trois semaines des élections du 28 novembre, qui risquent bien de faire changer la couleur politique de la Catalogne. Les socialistes, qui gouvernent depuis sept ans à la Generalitat, le gouvernement autonome, grâce à une alliance avec les écolo-communistes et les républicains indépendantistes, sont en mauvaise posture. Et les nationalistes de centre droit se préparent à revenir au pouvoir. Tous cherchent la bonne distance : respecter la visite du pape comme chef d’Etat du Vatican tout en restant en retrait par rapport à l’Eglise.  » Est-il décent, en pleine crise, de financer un événement qui va coûter 1,8 million d’euros d’argent public ?  » s’insurge Joffre Villanueva, porte-parole d’un mouvement pro-laïcité. Pour la responsable des questions religieuses à la Generalitat, Montserrat Coll, ces frais sont inhérents à la visite de toute personnalité connue, qu’il s’agisse, dit-elle, du pape ou du dalaï-lama.

 » La Sagrada Familia telle qu’elle est aujourd’hui est une aberration, considère le philosophe Josep Ramoneda, directeur du Centre de culture contemporaine de Barcelone. Le chantier est contrôlé par une Fondation qui dépend de l’Eglise, sans aucune supervision publique. Qui peut imaginer qu’un projet de cette envergure soit mené sans permis de construire en règle ? Le programme grandit jusqu’on ne sait où, et personne n’a son mot à dire. Aucun homme politique n’a osé demander des comptes. Jamais nous n’aurions dû en arriver là ! Tant que le projet avançait lentement, personne ne s’en préoccupait. Mais, avec le boom touristique de Barcelone et le nombre croissant de visiteurs, la Fondation récolte de plus en plus d’argent pour financer ses avancées. « 

Pour lui, et pour une partie des intellectuels catalans, la construction de la Sagrada Familia aurait dû être interrompue à la mort de Gaudi. C’était aussi l’opinion de l’architecte Juli Capella. Mais son avis a évolué :  » Sans doute faudrait-il plus clairement expliciter aux visiteurs ce qui est de Gaudi et ce qui ne l’est pas. Cela dit, changer d’architecte est le destin de toutes les cathédrales. Si Norman Forster mourait pendant la construction d’un gratte-ciel, l’un de ses confrères prendrait le relais. « 

Architecte en chef du chantier depuis 1984, Jordi Bonet ne cache pas son émotion :  » La Sagrada Familia n’est pas un parc thématique, mais un temple chrétien qui appelle au silence et à la prière. La venue du pape couronne nos efforts. Et le lendemain, 8 novembre, les travaux reprendront. Il nous reste des années d’ouvrage devant nous.  » Certains calculent que le chantier pourrait encore durer dix ou vingt ans. Jordi Bonet, lui, se contente de citer Gaudi :  » Mon client n’est pas pressé. « 

cécile thibaud; C. T.

 » Aucun homme politique n’a jamais osé demander des comptes « 

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