Mark Lilla, historien des idées, professeur à l'université de Columbia (Etats-Unis). © Christophe Delory/SDP

« Le réactionnaire refuse de vivre dans le présent »

Le Vif

L’historien américain des idées Mark Lilla dénonce les impasses d’une idéologie dont les populismes montrent qu’elle est revenue au goût du jour.

On vous disait  » le plus conservateur des libéraux « . Avec votre dernier livre L’Esprit de réaction (1), vous voilà reparti à gauche de l’échiquier idéologique. Vous aimez semer votre lecteur ?

Non, je reste un démocrate libéral, au sens américain – vous diriez  » social-démocrate  » en Europe. Je défends le républicanisme et la tradition des Lumières. Mes deux derniers livres sont plutôt le reflet de l’atmosphère malsaine qui règne aujourd’hui en Occident avec, d’un côté, une gauche sans soubassement intellectuel et, de l’autre, des réactionnaires qui sortent de l’ombre. J’ai l’impression que nous devons nous rappeler les vertus de la démocratie libérale, pas dans le sens du libre marché, mais dans celui de l’autonomie gouvernementale, de la solidarité civique et de la modération. Le présent a besoin d’amis : à gauche, on recommence à rêver aux utopies d’hier – socialisme, tiers-mondisme ; à droite, on loue les vertus du passé et des mondes imaginaires. La politique des gestes est devenue plus importante que la réflexion.

A cause des réseaux sociaux ?

Pas seulement. Depuis 1989, les idées de base permettant de comprendre l’époque font défaut. Nous sommes dans une situation que ni la gauche ni la droite traditionnelle n’avaient prévue. Personne ne comprend plus comment fonctionne le marché international, surtout la finance, ni comment les contrôler démocratiquement dans les Etats souverains. Face à cette absence de lisibilité et cette peur de ne pas pouvoir maîtriser leurs destins, beaucoup de gens préfèrent rêver du passé. Les individus ont besoin de savoir où ils en sont et où ça mène. Hélas, l’histoire est imprévisible, et c’est bien pour cela que les idées réactionnaires et révolutionnaires ont droit de cité.

La politique des gestes est devenue plus importante que la réflexion.

Ce principe d’incertitude n’a-t-il pas été accentué, tout de même, par la modernité ?

Ce n’est pas la modernité mais la nature humaine qui veut que chaque individu se sente dans un monde stable, dans lequel tout s’explique. Lors de périodes de grand changement, l’homme a toujours cherché le réconfort, soit dans l’idée de providence divine, soit dans l’idée moderne qu’on peut refaire l’histoire ou la société, ce qui n’est pas le cas. La seule voie rationnelle est de procéder de façon pragmatique, en effectuant des changements modestes et progressifs, puis en en tirant les enseignements. Mais comme disait Raymond Aron, si l’homme est un être raisonnable, les hommes ne le sont pas.

La nostalgie politique suffit-elle pour établir un vrai programme ?

Le réactionnaire, mécontent du présent, a deux options : soit il choisit le retour en arrière, pour rétablir les structures sociales anciennes – mythifiées ; soit il enjambe le présent pour fonder une société nouvelle, inspirée du passé, mais plus autoritaire, plus agressive, tout en utilisant les outils modernes. Charles Maurras avait opté pour la première stratégie ; les fascistes, eux, ont préféré la seconde, en prônant un futur inspiré par des fondements éthiques et culturels enracinés dans le passé, mais sous une forme moderne ou même hypermoderne reposant sur l’industrie, la science, la technologie. Le réactionnaire du premier type ressemble à Ulysse : il veut tout simplement retourner à Ithaque, son pays natal. Le second type ressemble plutôt à Enée, dont le pays natal a été complètement détruit par les Grecs. La voie vers l’ancienne Troie étant bloquée, Enée a dû s’implanter en Italie pour établir une nouvelle cité, qui devait être beaucoup plus puissante et redoutable que l’originale.

(1) L'Esprit de réaction, par Mark Lilla, Desclée de Brouwer, 216 p.
(1) L’Esprit de réaction, par Mark Lilla, Desclée de Brouwer, 216 p.

Qui forme aujourd’hui l’avant-garde militante de la famille réactionnaire ?

Pour l’instant, ce sont surtout des groupuscules d’extrême droite, qui hantent Internet. C’est un vrai fritto misto : des païens antichrétiens dans le style d’Alain de Benoist, des prétendus royalistes catholiques qui veulent préserver l’héritage de Maurras, des néonazis, des racistes et antisémites bas de gamme, et d’autres. La nouveauté est leur découverte du pouvoir d’Internet pour répandre leurs récits apocalyptiques de l’histoire. Rappelez-vous que le réactionnaire n’est pas celui qui défend son opinion en se limitant à l’actualité, c’est celui qui fait appel aux contes de fées historiques expliquant tout. On trouve partout dans la fachosphère de longs manifestes qui remontent à Adam pour expliquer la crise actuelle. C’est frappant de voir combien de terroristes de droite – Anders Breivik, en Norvège ; Brenton Tarrant, en Nouvelle-Zélande ; Patrick Crusius, au Texas récemment – se sentaient obligés de publier ce genre de libelles avant de passer à l’acte. Sans leurs mythes de l’histoire, ils sont désarmés.

Qui était Oswald Spengler, leur maître à penser ?

Spengler était un écrivain allemand dont l’essai en deux volumes (NDLR: parus en 1918 et 1922),Le Déclin de l’Occident, écrit pendant la Première Guerre mondiale, fit énormément de bruit au siècle dernier. Oswald Spengler était pessimiste, mais il a inspiré, et continue à le faire, des épigones qui veulent agir, soit en retournant à notre passé glorieux, soit en se précipitant vers un avenir lumineux inspiré par le passé. Ce qu’ils refusent d’accepter est la nécessité de vivre dans le présent. Pour eux, les absents ont toujours raison.

Par Claire Chartier.

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