Le punk qui défie Castro

Un chanteur rebelle, Gorki Aguila, conspue le régime et son  » Coma ambulant « . Interdit de concert mais popularisé par Internet, il est, pour La Havane, le symbole gênant d’une génération qui ne croit plus à la politique. No future !

A l’image des Sex Pistols, qui, à Londres, dans les années 1970, ridiculisaient l’hymne national, God Save the Queen, et le régime  » fasciste  » de cette  » connasse  » d’Elisabeth II, le chanteur cubain Gorki Aguila, 39 ans, ne respecte rien. Ni la révolution  » de merde « . Ni Fidel Castro, ce  » tyran croulant  » qu’il surnomme  » el Coma andante  » (le Coma ambulant). Et encore moins son frère Raul, qui lui a succédé à la présidence,  » général alcoolique pistonné, incapable de prononcer un discours digne de ce nom « . C’est que Gorki, comme les Sex Pistols avant lui, est un punk. Un punk cubain qui appartient à ce courant de pensée qui prône la liberté maximale de l’individu et dénonce, souvent avec humour, l’ordre établi.

Voilà dix ans, cet ouvrier d’un atelier de sérigraphie de La Havane et trois amis musiciens (un bassiste, un guitariste, un batteur) fondent un groupe de punk-rock, Porno para Ricardo, aujourd’hui semi-clandestin et interdit de concerts. Du porno pour Ricardo ?  » Le nom du groupe répond, par antiphrase, à la devise castriste « La patrie ou la mort », assure au Vif/L’Express le punk-rocker dont le téléphone est, prévient-il, placé sur écoute par la police se-crète. C’est une ode au plaisir solitaire de l’individu. Un droit que nous dénie la dictature, laquelle considère le peuple comme une masse informe dénuée d’existence individuelle.  » Aujourd’hui, après deux séjours en prison et quatre albums édités à compte d’auteur, le leader de Porno para Ricardo représente la figure emblématique d’une contre-culture en vogue dans certains milieux underground de la capitale. Il symbolise, aussi, le fossé générationnel entre la jeunesse de l’île et son gouvernement, dont la moyenne d’âge frôle les 80 ans.

Ces derniers mois, grâce aux vidéo-clips diffusés sur YouTube, un véritable buzz s’est créé autour de ce groupe, dont le logo représente une faucille et… un marteau en forme de sexe en érection. Il est vrai que, à elle seule, la chanson El Coma andante vaut son pesant de pesos :  » Le Commandant veut que je travaille pour un salaire misérable / Le Commandant veut que j’applaudisse ses discours quand il nous assène sa merde délirante / Arrête de sucer des bites, Commandant !  » Le tout est interprété par Gorki Aguila sur un rythme martial mais sautillant. Dans El General , Raul Castro est qualifié de tyrannosaure. Comunista chivaton (Communiste délateur) égratigne les mouchards du système castriste. Et Mi balsa (Mon radeau), ballade tragi-comique, évoque l’odyssée d’exilés cubains dans le détroit de Floride.

Il désigne nommément les responsables du désastre cubain

C’est sûr, jamais personne n’était allé si loin dans la contestation des frères Castro.  » Dans la littérature et les chansons, les critiques indirectes du système ont toujours existé, mais elles étaient allusives, pointe l’écrivain Antonio José Ponte, qui, depuis deux ans, vit en exil à Madrid, où il codirige la revue trimestrielle de référence Encuentro de la cultura cubana. La nouveauté avec Gorki, c’est qu’il désigne nommément, au plus haut niveau, les responsables du désastre cubain. C’est le signal d’un échec sérieux pour les dirigeants cubains, car Gorki incarne le contraire du résultat qu’ils visaient, à savoir une jeunesse docile et bien sous tous rapports. « 

De fait, les responsables gouvernementaux en sont conscients : le chanteur punk ne représente que la partie émergée d’un iceberg de frustration. Au-delà du cas Gorki, c’est toute la  » génération Y  » – ainsi nommée parce qu’elle est née dans les années 1970 et 1980, du temps où les prénoms russes étaient à la mode – qui se sent déconnectée des idéaux de la révolution.  » Ce n’est pas une génération anticastriste mais a-castriste, souligne Pablo Diaz, 36 ans, qui dirige, en Espagne, le journal en ligne Cubaencuentro.com. Contrairement aux générations précédentes, nous n’avons aucun lien sentimental avec l’épopée révolutionnaire. Le mythe du Che, la virilité de la lutte armée et toutes ces conneries-là, on s’en fout. Et la dépolitisation de la génération Y, qui ne se définit pas en fonction de critères droite-gauche, ni pro ou anti-embargo, constitue un sérieux problème pour ce régime qui souhaite tout politiser.  » Comment, en effet, coller une étiquette d’impérialiste sur Gorki Aguila ou sur la blogueuse Yoani Sanchez (dont le site, Generacion Y, fait un tabac sur Internet), dépourvus de liens avec l’opposition en exil comme de mots d’ordre politiques ?  » Ce qui me définit, c’est que je hais la politique parce que celle-ci vient quotidiennement me faire chier dans ma vie privée avec ses mots d’ordre de mobilisation générale révolutionnaire, déclare Gorki Aguila au téléphone. Comme tout citoyen libre, je ne m’interdis pas de parler de politique dans mes chansons, bien au contraire. Mais, pour autant, cela ne fait pas de moi un homme politique. « 

Le gouvernement cubain, lui, n’a pas la même vision des choses. En 2003, Gorki est ainsi arrêté, sous le prétexte fallacieux de détention de drogue. Condamné à quatre ans de prison, il est remis en liberté conditionnelle en 2005.  » Son séjour derrière les barreaux n’a fait qu’augmenter sa notoriété et sa rage « , observe la Mexicaine Laura Garcia, qui étudie les mouvements sociaux cubains. Ses textes se sont radicalisés. Et il a nommément désigné Fidel Castro dans ses chansons.  » Depuis, il a sorti deux disques qui circulent sous le manteau. Et il n’a pu organiser qu’un seul concert (clandestin) dans un cinéma désaffecté de La Havane. Fin août 2008, le punk-rocker est de nouveau arrêté et accusé de  » dangerosité prédélictive « , un chef d’inculpation insolite qui permet, à Cuba, d’écrouer quelqu’un qui n’a rien fait. Cependant, devant la mobilisation des milieux culturels, diplomatiques et des médias (notamment espagnols) ainsi que de la blogosphère, celui qui encourait quatre ans d’emprisonnement a été libéré au bout de trois jours. Et condamné à une simple amende de 600 pesos (environ 16 euro au cours officiel).

Son séjour en prison n’a fait qu’augmenter sa notoriété

On aurait tort, cependant, de penser que cette libération inespérée signifie un assouplissement du régime cubain.  » Obsédés par leur image de marque internationale, ils ont simplement calculé que Gorki derrière les barreaux serait plus nuisible à leurs intérêts que Gorki en liberté « , analyse Antonio José Ponte, qui a, naguère, appris à ses dépens à connaître les méthodes des services secrets.  » Beaucoup plus sophistiqué qu’on ne l’imagine, le système répressif cubain possède une approche épidémiologique des choses. Pour eux, la priorité est d’isoler le « virus » Gorki afin qu’il ne contamine pas d’autres jeunes. Il est probable qu’ils établissent un cordon sanitaire autour de lui, sans doute en neutralisant son entourage plutôt que Gorki lui-même. « 

A La Havane, le leader de Porno para Ricardo confirme à demi-mot :  » Je suppose qu’ils préparent quelque chose contre moi. Mais je ne peux pas me laisser envahir par la peur. Car c’est la peur qui paralyse ce pays.  » Contre elle, Gorki a justement un remède : se plonger dans sa passion, la musique. Ces jours-ci, il termine le mixage de son prochain opus. Son titre ? Comité geriatrico central.

Axel Gyldén

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