Le printemps des échecs

A cause d’un hiver trop doux et d’un début d’année trop froid, la majorité des expéditions menées en Arctique ont échoué. Parmi ces aventuriers frustrés, les Belges Alain Hubert et Dixie Dansercoer

Le jeudi 2 mai dernier, à 15 h 45 (heure belge), Alain Hubert et Dixie Dansercoer ont finalement été récupérés par un hélicoptère civil russe MI 8 sur la glace de la banquise, très loin de l’objectif qu’ils s’étaient fixé au départ. Quatre heures plus tard, ils touchaient la terre ferme à Tchelyouschkine (Russie) et, le lundi 6 mai, ils rentraient au pays. Au moment de leur récupération, ils étaient en route depuis soixante-sept jours pour réaliser la plus longue transarctique jamais tentée: 2 400 kilomètres à travers la calotte glaciaire, sans ravitaillement en route, mais en tirant un traîneau de 180 kilos.

L’opération sauvetage de l’équipée Compaq Pole 2 a nécessité le déploiement d’un dispositif à la fois compliqué et impressionnant. En effet, pour recueillir les deux aventuriers belges, isolés à plus de 700 kilomètres du Continent, hors de portée d’autonomie directe d’un hélicoptère, il a fallu imaginer un itinéraire permettant le dépôt préalable de points de ravitaillement en fuel. Très éloignés d’étendues planes, sur un terrain particulièrement hostile, entre eaux libres et éboulis de glace, les deux hommes n’ont pas rendu la partie facile aux pilotes de la compagnie française Cerpolex, en charge de la récupération des expéditions parties de Sibérie. Mais un tel scénario a également son coût. Selon les tarifs en vigueur, il s’élèvera aux environs de 90 000 euros.

L’opération aurait-elle pu être évitée ? Peut-être. En effet, à cause de l’état de la banquise, la date limite de ramassage des expéditions au pôle Nord, assurée par la compagnie canadienne First Air, a été considérablement avancée. Habituellement fixée à la mi-juin, elle ne dépassera pas, ce printemps, le mois de mai. Le 10 avril dernier, la compagnie canadienne informait le quartier général de l’expédition Compaq Pole 2 que les récupérations ne s’effectueraient pas au-delà du 15 mai.

Alain Hubert et Dixie Dansercoer ont alors dû prendre une décision capitale. Ou bien ils continuaient leur route vers le Pôle afin d’atteindre, dans des zones présumées plus planes et désignées à cet effet, un lieu d’atterrissage accessible à un avion de First Air. Ou, à défaut du temps nécessaire à cette avancée, ils changeaient de cap, rebroussant pratiquement chemin, pour être récupérés par les services de Cerpolex, dans des conditions dès lors beaucoup plus précaires et plus coûteuses. Déjà considérablement en retard dans leur progression vers le Pôle, les aventuriers ont alors décrété, la mort dans l’âme, de renoncer à leur objectif et de mettre le cap sur la Sibérie.

Le discours de la compagnie First Air ne semble toutefois pas avoir été le même pour tous. Alors que l’expédition belge a été informée que le ramassage ne se ferait pas au-delà du 15 mai, les raids partis de Ward Hunt (Canada) auraient reçu un autre message: récupération possible jusqu’au-delà de la troisième semaine de mai, soit de huit à dix jours de plus, tout en respectant le principe sacré en la matière selon lequel « l’état de la glace décidera ».

Cette information a fâché les aventuriers belges, qui ne manqueront pas de la vérifier plus précisément. Dans des expéditions de ce genre, pareil délai peut faire la différence entre l’échec et la réussite. Et influe aussi sur le plan financier. Dès lors, la question est posée: en héritant d’une dizaine de jours supplémentaires, l’équipée belge aurait-elle pu gagner des étendues planes plus proches du Pôle, où l’atterrisage d’un avion aurait été possible, plutôt que de rebrousser chemin en devant faire appel aux hélicoptères, plus coûteux ?

Le 16 avril, lorsqu’il a été informé des délais de First Air, qui ne lui accordaient plus qu’un mois de progression, Hubert se trouvait encore à 1 164 kilomètres du Pôle. Et il a pris la sage décision de changer de cap. En revanche, s’il avait su qu’il disposait, en réalité, de davantage de temps, sa décision aurait pu être tout autre. En effet, pour atteindre le pôle – qui était devenu l’objectif de rechange des Belges, après avoir dû renoncer à réaliser la première traversée intégrale de l’Arctique – l’expédition aurait dû parcourir 34 kilomètres en moyenne par jour durant trente-quatre jours. Ce qui n’est pas tout à fait utopique: en s’approchant du Pôle, les marcheurs auraient rencontré de meilleures conditions de progression, sur un terrain plus plat. Dans de telles circonstances, par beau temps, les skis affûtés et les voiles hissées, des étapes de 100 à 200 kilomètres par jour sont possibles. Le 6 février 1998, en Antarctique, les deux hommes ont accompli une progression record de 271 kilomètres en douze heures.

Certes, l’Arctique n’est pas l’Antarctique. En 1994, lorsqu’il a atteint le pôle Nord en compagnie de Didier Goetghebuer, Hubert n’avait, par exemple, progressé que d’un peu plus de 18 kilomètres par jour durant les trois dernières semaines, mais il n’était alors pas pressé par le temps. En fait, tout dépend des conditions de terrain, souvent très changeantes. Cette année également, la paire australienne formée par Eric Philips et John Muir, la seule à avoir réussi l’objectif à ce jour, a réalisé, sans y être contrainte, une progression sensiblement accélérée à l’approche du Pôle: 20 kilomètres par jour durant les trois dernières semaines, alors que les deux hommes avaient avancé à raison de moins de 14 kilomètres par jour jusqu’alors.

Malgré le succès des deux Australiens, ce printemps reste toutefois celui des échecs. Sur la dizaine d’entreprises lancées sur la banquise arctique, plus de la moitié ont abandonné ou ont reporté leur effort à plus tard. En cause: les conditions de progression particulièrement difficiles. A un hiver trop doux, qui a laissé de multiples plans d’eaux libres et d’éboulis, a succédé un printemps anormalement froid, qui a figé, par des températures de moins 30 à moins 40° en moyenne, un terrain très inégal. Ainsi, à la suite d’une tempête qui a fait descendre le thermomètre jusqu’à moins 52°, une équipée britannique composée de trois femmes a perdu l’une de ses aventurières: les pieds gelés, Pom Oliver a été contrainte à l’abandon. Bref, de 2001 à 2002, toutes les données ont été chamboulées, voire inversées, provoquant déboires, déceptions et renoncements.

D’autre part, une certaine forme d’inconscience, née de la vague touristique qu’a aussi provoquée l’appel de la banquise, préside également à l’échec. Le Chinois Liu Shaoshuang n’a pas fait long cours. Trahi par les ennuis techniques d’un matériel inadéquat, il n’était, en outre, pas préparé à une telle entreprise. A son arrivée en Sibérie, des gens de Cerpolex ont dû lui procurer… des skis et pourvoir au remplacement de son sac de couchage, complètement pourri !

Cette année, partir à l’assaut du Pôle, c’était donc, plus que jamais, s’engager sur une surface instable et chaotique, sous la menace constante de voir sa marche interrompue par de vastes chenaux d’eaux libres. De plus, les avancées ainsi freinées ont, cette fois, été également très souvent contrariées par la dérive (de 5 à 7 kilomètres par jour vers le sud). Sur cette terre de silence et d’isolement, les hommes avançaient parfois moins vite qu’ils ne reculaient ! Une comparaison pour illustrer les conditions extrêmement difficiles de progression rencontrées en ce printemps: sur le même parcours, l’expédition britannique composée d’exploratrices expérimentées, bien entraînées et équipées, n’a avancé, en quinze jours, que de 36 kilomètres. Là où Hubert et Goetghebuer avaient progressé, en 1994, de 65 kilomètres, presque le double.

Des conditions de progression aussi exécrables n’étaient-elles donc pas prévisibles ? Le survol de l’itinéraire envisagé n’aurait-il pas révélé les risques extrêmes de l’entreprise ? Certes, Hubert et Dansercoer partaient dans l’inconnu. Le premier n’avait plus foulé la banquise arctique depuis huit ans, le second jamais. Mais s’élancer sur un parcours qui n’avait pas encore été emprunté faisait partie de leur défi. En fait, seuls le Britannique David Mitchell et son compagnon s’étaient aventurés, en 1994, à travers la même zone. Confrontés alors aux mêmes difficultés que le duo belge, ils avaient été forcés d’abandonner au bout de vingt-cinq jours.

En fait, une expédition de cette envergure se prépare durant trois à quatre ans à l’avance. Impossible, dès lors, de prévoir les conditions climatiques au moment de prendre la route. Le phénomène du réchauffement de la planète implique également que des régions, jadis profondément gelées, n’offrent plus des garanties d’épaisseur sécurisante. Par ailleurs, il n’est pas raisonnable non plus de renoncer au dernier moment, alors que de tels projets nécessitent des investissements pouvant atteindre de 400 000 à 500 000 euros. Ainsi, le choix des matériaux composites et du moule présidant à la fabrication des traîneaux a exigé plus d’un an. La résistance aux températures polaires a été testée pour tout le matériel, surtout électronique et informatique.

Les hommes eux-mêmes se sont imposé ces expériences. Afin qu’au coeur de leur petite tente, montée et démontée tous les jours, sorte d’igloo synthétique, légère comme la plume mais étanche comme l’oeuf, ils puissent quand même, durant un moment béni, s’isoler des éléments récalcitrants ou déchaînés. « Si, au regard de l’objectif, l’expédition est dès lors un échec, elle est, en revanche, un succès sur les plans logistique et humain, affirme Hubert. Car rien ne s’est révélé déficient en matière de matériel et d’entraînement. » Mais, au bout du compte, quel que soit le degré de préparation de semblables expéditions, au gré des turbulences de la banquise, ce seront toujours celles-ci qui décideront. « Et c’est bien pour cela, estime l’Ardennais, que, dans les conditions actuelles de la calotte arctique, sa traversée n’est plus réalisable et que l’expédition Compaq Pole 2 ne pourra être renouvelée. Ou alors, dans cinquante ans, en été et en bateau… »

Emile Carlier

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