Le prince, la juge et l’avocat

Les dossiers de grande fraude fiscale aboutissent rarement devant un tribunal. Quand c’est le cas, le procès peut carrément tourner à la guerre de tranchées. Illustration avec l’affaire de Croÿ.

C’est un procès exceptionnel qui s’est ouvert, fin octobre, devant la 49e chambre du tribunal correctionnel de Bruxelles, mobilisée pour deux mois, avec l’assistance de deux interprètes. Pas moins de 44 personnes se retrouvent sur le banc des prévenus pour une fraude fiscale estimée à plus de 3 milliards de francs belges. Parmi celles-ci : le prince Henri de Croÿ, l’avocat Emmanuel De Wagter, le notaire Thibaut de Maizières, le directeur de la banque Mees Pierson et les actionnaires d’une quinzaine de sociétés wallonnes et flamandes. Les faits remontent à la fin des années 1990 : selon l’accusation, le prince de Croÿ aurait organisé un vaste réseau frauduleux via le fameux système des sociétés de liquidités. Les prévenus, eux, prétendent qu’ils ont fait le choix de la voie la moins imposée, en utilisant une technique d’ingénierie fiscale légale.

Vu l’enjeu du procès et les nombreux incidents qui ont émaillé l’enquête et la procédure de renvoi, on se doutait que les débats seraient houleux. C’est pire : le procès tourne à la guerre de tranchées. Après deux semaines d’audiences, Thierry Afschrift, le conseil du prince de Croÿ qui est considéré comme le cerveau de l’affaire, a tout simplement introduit une requête en récusation à l’encontre de la présidente du tribunal, Annick Baudri, connue pour avoir examiné les dossiers Albert Faust (ancien patron du Setca bruxellois) ou Henri Ronse (ancien directeur du Nouveau Théâtre de Belgique).  » Le motif de ma requête est la suspicion légitime. La présidente a créé chez mon client l’impression qu’elle était partiale « , nous explique laconiquement Me Afschrift sans dévoiler ses cartouches. La juge Baudri, elle, ne s’est pas déportée. Les débats ont été remis au 29 novembre, le temps que la cour d’appel de Bruxelles se prononce sur la requête.

D’Anvers à Bruxelles

Jusqu’ici, les avocats de la défense, Thierry Afschrift en tête, ont tout fait pour ralentir le cours de la procédure judiciaire. Il faut dire que l’instruction avait été menée, tambour battant, par le parquet d’Anvers, dont l’efficacité vis-à-vis de ce genre de dossier tranche par rapport à d’autres arrondissements judiciaires du pays. A la fin de l’enquête, 32 des 44 prévenus, dont des néerlandophones (!), ont demandé que le dossier soit transféré et jugé à Bruxelles pour des raisons linguistiques. Le parquet anversois avait pourtant fait traduire toutes les pièces de l’instruction, entre 2000 et 2001 (pour un coût de 10 millions de francs belges), et engagé plusieurs interprètes spécialisés. Rien n’y a fait. En arrivant à Bruxelles, les avocats ont même exigé qu’on traduise les documents comptables, les actes notariaux ainsi que des documents qu’ils avaient eux-mêmes rédigés en néerlandais…

D’aucuns considéraient que le départ d’Anvers signifiait l’enterrement du dossier. La juge Baudri a semblé donner tort à ces oiseaux de mauvais augure. Elle a refusé de scinder les débats entre le fond de l’affaire et la validité de la procédure, comme ce fut le cas, rappelons-nous, lors du procès KB-Lux. La juge a préféré commencer par entendre longuement chaque prévenu sur les faits incriminés, laissant le loisir à leurs avocats de plaider ensuite la nullité de la procédure. Partialité ?

Avant sa requête en récusation, Thierry Afschrift avait déjà évoqué l’acharnement de la justice anversoise. En effet, durant l’enquête, le juge d’instruction Christiaan Van Wambeke a tenté d’inculper Me Afschrift, pour le rôle qu’il aurait joué dans le mécanisme fiscal mis en place.  » Ridicule, dit l’avocat. Je ne me suis occupé du dossier que quatre ans après les faits.  » Le procureur général d’Anvers n’a pas jugé opportun que soit lancée une telle inculpation qui, par ailleurs, l’aurait obligé de porter tout le dossier devant la Cour de cassation, Thierry Afschrift étant également magistrat (juge suppléant à la cour d’appel de Bruxelles). La guerre de tranchées avait démarré bien avant le procès…

THIERRY DENOëL

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