Nathalie Obadia : " On ne pille plus les perdants, mais on impose les références culturelles des gagnants. " © LUC CASTEL

Le pouvoir de l’art

Galeriste renommée, active à Paris et Bruxelles, Nathalie Obadia consacre un ouvrage aux liaisons entre arts plastiques et géopolitique. Interview.

Avec le récent Géopolitique de l’art contemporain (1), l’enseignante à Sciences Po Paris et galeriste Nathalie Obadia (2) se penche sur le rôle de la création plastique comme outil d’influence politique. A l’heure où il serait naïf de penser que l’art n’est question que de sublimation ou d’esthétique pure, cet ouvrage démonte le fonctionnement de ce marché de 63 milliards de dollars (chiffres 2017). Le tout en exposant les rouages et les enjeux du soft power, méthode douce inhérente à une poignée de nations pour faire rayonner leur aura culturelle par-delà les frontières. Qu’on ne s’y trompe pas : sous des dehors policés, c’est bien de guerre et de domination symboliques dont il est question. Les  » tulipes  » de Jeff Koons à Paris, Art Basel à Miami, le Louvre à Abu Dhabi… sont autant d’événements à comprendre comme des contributions à la hiérarchisation des nations et des styles de vie. Comme l’écrit la galeriste,  » le conflit armé n’est pas le seul moyen pour conquérir les pays étrangers « .

Le sous-titre de votre ouvrage est Une remise en cause de l’hégémonie américaine ? Au bout des 196 pages du volume, on se rend compte que le point d’interrogation ne se justifie pas vraiment. Cette domination est donc toujours de mise ?

Oui, tel est le constat. Mais il fallait en apporter la confirmation au moment où des doutes sont émis sur cette hégémonie, notamment parce que de nombreux rapports signalent la montée en puissance de la Chine. Une lecture au-delà des chiffres, c’est-à-dire à travers le filtre géopolitique, montre que le réseau reste en réalité dominé par les Etats-Unis. Structurellement, ce pays est le champion des ventes aux enchères et les musées américains, du Guggenheim au MoMA, continuent d’incarner le Graal ultime pour les plasticiens du monde entier. C’est également là que l’on trouve les collectionneurs les plus prescripteurs. Sans parler de la cote des artistes : à partir d’un certain niveau de prix, les acheteurs non occidentaux acquièrent en priorité des artistes américains qui font office de véritables icônes, de valeurs sûres. Cela n’a rien de nouveau : dans les années 1970 déjà, le chah d’Iran avait acheté en ce sens sa collection (évaluée à plus de deux milliards d’euros) est d’ailleurs précieusement conservée par les autorités iraniennes… même si elles perçoivent les Etats-Unis comme le diable. Il est clair que la planète art a les yeux rivés sur le pays de l’oncle Sam : que l’on vienne du Soudan ou du Bengladesh, pouvoir acheter américain signe une appartenance à l’élite économique.

Géopolitique de l'art contemporain. Une remise en cause de l'hégémonie américaine ?, par Nathalie Obadia, éd. Le Cavalier Bleu, 196 p.
Géopolitique de l’art contemporain. Une remise en cause de l’hégémonie américaine ?, par Nathalie Obadia, éd. Le Cavalier Bleu, 196 p.

Ce qui empêche la Chine d’accéder à un tel statut, c’est sa politique ?

Le soft power d’une nation ne fonctionne que si c’est un modèle positif. Les Etats-Unis ont gagné et continuent de gagner cette bataille idéologique car ils représentent la liberté. La Chine incarne une dictature plus ou moins douce qui montre ses limites. Symptomatique : les élites chinoises envoient leurs enfants étudier aux Etats-Unis. Sans parler du fait que les pays limitrophes, comme la Corée, se détournent de la Chine. L’Empire du Milieu ne constitue pas un modèle attractif.

Comment expliquez-vous que l’exemple américain perdure depuis 1945 ?

La grande force de ce pays, qui a pu perdre pied, notamment au moment de la guerre contre le Viêtnam, c’est sa réinvention. Je suis sidérée par sa capacité à absorber ses minorités, d’abord sexuelles et ensuite de couleurs de peau. Et le fait qu’en ce moment un mâle blanc hétérosexuel comme Trump soit au pouvoir ne modifie en rien cette donne. Une partie de l’Amérique pense que Trump est un accident, mais pour l’autre c’est Obama, et toute la force du pays réside dans cette circulation du pouvoir. Sans compter que la nation est capable de faire bloc lorsque les circonstances l’imposent, pensez au 11-Septembre… Très révélatrices sont aussi les figures héroïques qui se succèdent en matière d’arts plastiques : d’abord Jackson Pollock, un midwester blanc ; puis Warhol, un homosexuel d’origine tchèque ; Basquiat, un enfant prodigue noir ; Jeff Koons, le symbole même du chrétien born again. Cela dit, il n’y a toujours pas de femme…

Une notion revient au fil de votre livre, celle de wall power. Pouvez-vous l’expliciter ?

Que fait-on quand on a de l’argent ? On s’achète un bel appartement, des bijoux, un bateau, tout ce que l’on veut… A un moment donné vient l’envie de plus, de quelque chose qui va au-delà du matériel. C’est ce que l’oeuvre d’art procure, une reconnaissance d’un autre genre. Elle a un statut double, à la fois d’objet d’échange et d’aura symbolique. On est riche mais on possède quelque chose de plus.

Vous pointez un marchand célèbre en la matière…

Oui, Joseph Duveen, un marchand de la fin du xixe et du début du xxe siècle. Il a poussé les propriétaires des grands groupes industriels américains à collectionner l’art ancien européen pour étancher leur soif de reconnaissance. Il les a incités à d’abord collectionner de manière privée et ensuite à faire des dons à des établissements publics comme la National Gallery of Art de Washington. Cet homme-là mérite toutes les médailles du monde car aujourd’hui ce système de distinction fonctionne encore à plein régime. J’en veux pour preuve les plaques dans certains musées américains qui sont d’autant plus grandes que les donateurs ont été généreux.

En France, vous semblez indiquer que la formule n’est pas aussi efficace. Pourquoi ?

Historiquement, en France, l’art et l’argent ne font pas bon ménage. Même si cela évolue avec des collectionneurs comme Bernard Arnault, François Pinault et la loi sur le mécénat portée par Jean-Jacques Aillagon. Personnellement, j’ai vécu les années Lang pendant lesquelles l’Etat était très présent. Cela a eu impact néfaste sur la scène culturelle, une certaine  » fonctionnarisation  » de l’art qui a cassé pas mal de carrières. Seuls les artistes relevant du conceptualisme ont été mis en avant et encouragés, ceux qu’il n’était pas possible d’attacher au marché. Le préjudice a été conséquent, et on en souffre encore, d’autant plus que l’Etat ne peut plus se permettre d’allouer les mêmes montants. La preuve ultime réside dans le fait que, si la France est présente dans les endroits prescripteurs, ses artistes n’entrent pas en compétition avec les poids lourds du marché. Le chemin est encore long.

La conclusion pourrait être que, comme par le passé, l’art reste une sorte de butin de guerre…

Indéniablement, c’est un enjeu de pouvoir. A ceci près qu’on ne pille plus les perdants mais qu’on leur impose les références culturelles des gagnants. Après avoir remporté les deux conflits mondiaux, les Etats-Unis n’ont rien fait d’autre qu’imposer leur modèle culturel. Cela culmine en 1964 lorsque Robert Rauschenberg obtient le Lion d’or à la Biennale de Venise. Il s’agit d’un tournant, pour lequel il faut se rappeler que l’Italie et la Pologne avaient voté contre la France car ils en avaient assez de la suprématie hexagonale. Sous les cendres de la paix, c’est bien le feu de la guerre qui couve.

(1) Géopolitique de l’art contemporain. Une remise en cause de l’hégémonie américaine ?, par Nathalie Obadia, éd. Le Cavalier Bleu, 196 p.

(2) Galerie Nathalie Obadia : 8, rue Charles Decoster, à Ixelles.

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