Le pharaon business

Gardien d’une civilisation perdue et star médiatique, le tout-puissant patron du Conseil suprême des antiquités a la haute main sur les fouilles archéologiques. Il s’est juré de rendre l’égyptologie aux Egyptiens. Ses détracteurs l’accusent de manquer de rigueur scientifique. Portrait d’un homme redouté.

DE notre ENVOYÉE SPÉCIALE

Le sujet, qui touche aux merveilles du monde, s’annonce sous les meilleurs auspices. Un portrait de Zahi Hawass ?  » Ce type est un fou furieux, mais je vous interdis de l’écrire « ,  » Navré, je tiens à garder mon chantier « ,  » No, too sensitive [trop sensible] « à Rendez-vous déclinés. Sourires confus. A l’évidence, comme aux temps antiques, le pharaon d’Egypte se commente peu en public, nettement plus en privé. Zahi Hawass, 62 ans : le taulier des pyramides, de la Vallée des Rois, du Sphinx de Gizeh, d’Abou-Simbel, des trésors ensevelis d’Egypte. Et un ego à la mesure de l’ensemble.

Taillé pour la castagne, éternellement coiffé d’un Stetson à la Indiana Jones, cet enfant de fermiers né à Damiette, dans le delta du Nil, a le droit de vie et de mort sur les chantiers de fouille, une aura de movie star internationale, des talents de conteur, scribe d’une odyssée qu’il voudrait faire sienne. En 2006, le magazine Time l’a classé parmi les 100 personnalités les plus influentes du monde – le président Hosni Moubarak n’y figurait pas. Avec Hawass à la tête du Conseil suprême des antiquités (CSA), jamais l’égyptologie ne s’est autant mise à la portée des non-initiés, en mondovision. En 2002, il avait tenu la planète en haleine, dans un show sur la chaîne américaine National Geographic, en introduisant un robot dans un couloir de la Grande Pyramide, à la recherche de la chambre funéraire de Kheops. Le mystère de la Pyramide en direct. Il n’avait rien trouvé, qu’importe ! On l’accuse de trahir l’éternité et la science. Lui mène un combat politique, rêve sa vie et ambitionne de réveiller les morts.

Il y a quelques semaines, en juin, quand Barack Obama est venu faire un tour aux pyramides, après son discours du Caire, l’interprète a demandé, pour rire, à un employé qui passait s’il savait qui était l’illustre visiteur. L’évidence a fusé :  » C’est Doctor Zahi ! – Non, l’autre ! – Ben l’ami de Doctor Zahi !  » Comme souvent, donc, la vérité est venue du souk. Il y a dix ans, personne ou presque, en Egypte, ne connaissait Doctor Zahi. Et encore moins l’histoire des anciens Egyptiens, associée au paganisme polythéiste, mal vu en pays musulman. Aujourd’hui, si la chronologie des Thoutmosis et la métaphysique du Livre des morts échappent encore aux Egyptiens, tout le monde, dans le bazar, apostrophe le  » Monsieur au chapeau « . Ce Stetson, acheté dans une boutique américaine il y a des années, c’est le genre d’accessoire qui érige un personnage. On se demande si c’est le chapeau qui a fait l’homme ou l’inverse. Aujourd’hui vendu dans toutes les expositions pharaoniques du monde, il foisonne à chaque page de sa biographie, en chantier perpétuel, et sur son site Internet – qui affiche une case  » Devenez fan  » :  » Vous avez déjà vu un seul savant au monde avec un fan-club ?  » s’étrangle un égyptologue renommé. Hawass s’en fout :  » 45 dollars mon chapeau avec ma signature et ma photo « , dit-il. Le bénéfice est reversé au musée des Enfants de la Fondation Suzanne Moubarak – son soutien.

Ce matin de juin, il a donné rendez-vous au pied du Sphinx. Pour la photo. A l’heure dite, sous un ciel de calcaire, il attend, bougon, en jeans, entre les pattes monumentales. Un flot de rides lui monte au front. Une énième demande de percement de la Grande Pyramide rejetée ? Il en a 500 sur le bureau. L’homme administre 40 millénaires et 30 000 employés au CSA. Il travaille sur le lancement de 19 musées, d’Assouan à Charm el-Cheikh, dont le futur grand musée du Caire. Il prépare une exposition sur les 5 000 pièces volées récupérées à l’étranger, livre bataille au musée de Berlin pour  » son  » buste de Néfertiti, flattant la fibre nationaliste :  » Je peux prouver qu’il est sorti illégalement d’Egypte !  » tonne-t-il, regard noir d’encre, tout en réservant une salve au directeur du musée de Saint Louis (Etats-Unis),  » indigne  » au motif qu’il lui refuse le masque de Ka-Nefer-Nefer. Et il réclame toujours à Londres et au Louvre ses frises du Parthénon à lui : la pierre de Rosette et le zodiaque de Dendérah.

Il découvre et redécouvre énormément

C’est que depuis son arrivée, en 2002, à la tête du CSA, l’homme qui a fait de l’ombre à Obama et rebaptise Kheops en  » Kufu « , à l’égyptienne, a dynamité l’ancien régime. Les écoles étrangères qui auparavant débarquaient en terrain conquis, servies par leur prestige, et fouillaient le sable à leur guise, doivent désormais demander des autorisations. Et pratiquer le baisemain. Il est loin, le temps où le Boulonnais Auguste-Edouard Mariette créait, en 1858, l’ancêtre du CSA, dirigé par un Français jusqu’en 1952, et où l’Anglais Howard Carter crevait la nuit de Toutankhamon, en 1922.  » Quand je préparais ma thèse et que je voulais prendre des photos au musée, je devais faire des cadeaux à tout le monde, alors qu’on donnait tout aux étrangers !  » se souvient Ola el-Aguizy, professeur à la fac d’archéologie.

Hawass s’est juré de délivrer les Egyptiens de leur béatitude de figurants colonisés, de les rendre fiers d’une histoire que la religion maudit et que l’école enseigne si peu. Et ça ne plaît pas à tout le monde.  » Nous assistons simplement à la réappropriation de son patrimoine par l’Egypte, observe Guillemette Andreu, chef du département des antiquités égyptiennes au musée du Louvre. Mariette et Maspero ont légiféré sur le territoire égyptien. Et c’est sûr que, dans les années 1970, on avait les clés des tombesà Mais Hawass a remis de l’ordre sur les chantiers, il exige des publications systématiques, et en arabe, là où nous avons pris du retard ; nous devons lui proposer des coopérationsà « 

Et désormais, donc, le CSA – ou le ministère de la Culture – sont les seuls habilités à annoncer les trouvailles.  » Dès que le moindre coléoptère momifié est retrouvé, Hawass prend la parole devant des charters de journalistes « , soupire un égyptologue. Qui avoue avoir cacheté certains projets de fouille chez le notaire, plutôt que de les voir récupérés – y compris par des collègues ou par les dollars des Américains.

Du coup, Hawass découvre énormément. Il redécouvre, aussi. Notamment après les attentats. Quand le tourisme, première rente du pays, pique du nez, la politique sort son joker de l’Egypte éternelle. Exemple, en 1997 – Hawass n’est pas encore au sommet. A Louxor, un attentat cause 62 morts. En quelques jours, le pays se vide. Au Caire, l’égyptologue Alain Zivie, qui a découvert, un an avant, la tombe de Maïa, la nourrice de Toutankhamon, reçoit un appel :  » On va faire l’annonceà  » Conférence de presse sous tutelle diplomatique. Echo mondial. Branle-bas de combat dans la tombe, où la sécurité débarque, en pleine nuit, flingue au poing, en prévision d’une visite de Moubarakà c’est dire les enjeux.

On l’écoute rouler les  » r  » en des trémolos caverneux

Ce matin, donc, le pharaon s’avance sous le soleil. Se déride, charmeur, dans sa Jeep, direction son bureau du Caire, orné des photos dédicacées de Céline Dion et de la reine d’Espagne. Et là, il s’abandonne à son auditoire. Comme dans ses conférences, de Dallas à Rome, où l’on se presse. On l’écoute, saisi de frisson et de mystère, rouler les  » r  » en des trémolos caverneux sur  » Secrrrrets of the pharrraohs « . On le suit un pied dans la tombe.  » A Atlanta, en début d’année, des gamines m’ont demandé, à la fin, de les serrer dans mes bras. J’en ai pleuré « , confie-t-il. La salle était debout. De 10 000 à 15 000 dollars la prestation.  » Je crois que je suis le conférencier le plus cher du monde [sic] « , commente-t-il.

Il peut étaler ses Amex au bar du Mena House, un hôtel mythique du Caire, devant un parterre de copains, et partager la purée de fèves populaire dans un tripot miteux d’Assouan. Il peut menacer un collègue de destruction massive et se radoucir dans la minute. Mais il hait la critique :  » Au CSA, les gens qui défilent dans son bureau ont l’air d’agneaux en partance pour l’Aïd, dit un proche. Il n’a peur de rien et il aime la bagarre.  » C’est chez les Américains, du temps de sa thèse à Philadelphie, dans les années 1960, qu’il a appris à conquérir le monde et rafler l’or de la notoriété. C’est là qu’il envoie les jeunes, autour de lui, se former.  » Il est pragmatique, comme eux, et ils le caressent dans le sens du poil, quand les mandarins de la vieille Europe vont lui parler de son manque de rigueur « , soupire un ami. D’où sa réputation d' » homme des Américains « , qui livre ses scoops, au prix fort et en échange de laboratoires ADN, aux chaînes National Geographic et Discovery Channel.  » Les Américains en ont fait une telle star qu’en Europe on n’a pas les moyens de suivre, explique un conservateur de musée. Hawass prête très cher les objets, au point qu’on renonce à les lui demander, il réclame des notes de frais effrayantesà  » Et pas que pour lui, comme en témoigne la journaliste Hala Fares, à Al-Ahram Hebdo :  » A chaque expo internationale, il choisit quelques journalistes égyptiens pour aller la couvrir et fait signer aux organisateurs un contrat certifiant qu’ils seront payés : il se construit un réseau.  » 250 euros la journée, pendant cinq jours, pour aller voir, en France, une expo au Grand Palais, c’est l’assurance de jolis titres.

 » Je pense qu’il y a, au bout, une chambre secrète « 

Justement : Hawass vient d’annoncer la découverte de la 123e pyramide d’Egypte ; il fera bientôt, grâce aux tests ADN, des  » annonces majeures  » sur Toutankhamon, dont on ignore s’il est le fils de l’hérétique Akhenaton ou d’Aménophis III. Il creuse la Vallée des Rois en espérant y trouver une 64e tombe inviolée – une découverte qui serait, enfin, l’£uvre des Egyptiens, et non des étrangers. Car elle tiraille toujours, la blessure originelleà Ola el-Aguizy s’en félicite :  » Hawass a beaucoup fait pour rehausser le prestige du métier d’archéologue, ici.  » Lequel n’a jamais attiré les meilleurs, qui préfèrent toujours, après le bac, les filières du commerce ou de la médecine.  » Il a aussi instauré un salaire fixe (1 500 livres par mois) pour les inspecteurs égyptiens des sites, auparavant rémunérés de façon informelle, désormais payés dans la transparence par nous, les missions étrangères, explique Laure Pantalacci, directrice de l’Institut français d’archéologie orientale (Ifao). Zahi vise une vraie professionnalisation des membres du CSA. Nous y aidons en les prenant en formation sur plusieurs de nos chantiers. « 

Alors si, en plus, Hawass trouvait Ramsès VIII ou Néfertitià Le gamin du Nil se revoit, jeune archéologue, gonflé de rêves, grimper la rocaille brûlante de la Vallée des Rois. Et écouter, enivré d’éternité, le vieux cheikh Ali, descendant de la famille Abdel Rassoul qui avait découvert la cachette des momies royales en 1871, lui raconter le tunnel caché dans la fabuleuse tombe de Séti Ier. Ce goulet de 155 mètres que Hawass creuse depuis un anà  » Je pense qu’il y a, au bout, une chambre secrète « , dit-il, les yeux brillants de promesse.

Rappel, à l’ancienne, du Pr Gaballa Ali Gaballa, le prédécesseur de Hawass au Conseil suprême :  » En archéologie, on ne parle pas de ce qu’on va découvrir mais de ce qu’on a découvert.  » Mais chez Hawass le c£ur exulte et les  » secrets  » sont l’opium du peuple. Et quand l’Egypte se lève la nuit pour contempler la progression du robot – car National Geographic assure la diffusion à l’heure du jour aux Etats-Unis – il fait son devoir.  » C’est pour le pays, répète-t-il. Je lui ai rapporté 1,5 milliard de livres (200 millions d’euros) avec mes expos à l’étranger. J’ai ramené de l’argent aux Antiquités comme personne.  » Hourig Sourouzian, une figure de l’égyptologie au Caire, appuie :  » Zahi est un véritable moteur. Par exemple, avec l’argent de ses interventions à l’étranger, il a sondé le Nil, ce qui n’avait jamais été fait. « 

La vérité est l’horizon des scientifiques et des philosophes. La folie empressée du siècle et des médias charrie d’autres appétits. Hawass aime bien faire semblant de découvrir une momie en direct. En 2002, il n’avait pas hésité à faire sauter sous les caméras le couvercle d’un sarcophage avec une barre à mine –  » ça m’a rendu fou !  » suffoque un égyptologue. Mais Hawass brandit son Emmy Award, l’oscar de la télé américaine, décroché après un documentaire. Alors ils peuvent bien douter, à voix basse, les égyptologues, de l’authenticité du tombeau de Cléopâtre,  » découvert  » récemment. Ou bien de la fascinante reine-pharaon Hatshepsout de la XVIIIe dynastie, que Hawass a authentifiée en 2007 – encore sur Discovery Channel, qui a payé le matériel. Un fragment de dent découvert dans la boîte à viscères – le vase canope – de la reine avait été relié à une molaire brisée de la momie. Ahmed Saleh, ancien directeur de la momification à Louxor, s’indigne :  » Ce n’est pas elle.  » Auteur d’un ouvrage sur Les Reines du Nil au Nouvel Empire, à paraître en septembre (Molière), l’égyptologue français Christian Leblanc livre, lui, un éclairage :  » Il aurait certainement été utile de mener un complément d’enquête. On aurait pu prendre en considération le fait que le coffret à canope avait été réutilisé pour une princesse de la XXIe dynastie, dont la momie est au musée du Caire. Et dont on aurait pu, aussi, radiographier la dentitionà  » Mais, pour Leblanc, Hawass a le mérite d’avoir  » modernisé le CSA qui était un capharnaüm et rendu une dignité à l’égyptologie égyptienne « .

 » Je ne vois personne pour me remplacer « 

Au congrès d’égyptologie de 2000, à Grenoble, des Français avaient pourtant osé défier le pharaon, en empiétant sur son domaine, Kheops. Deux passionnés, Gilles Dormion et Jean-Yves Verd’hurt, ont relevé, dans les pyramides de l’Ancien Empire, dont Kheops, des  » anomalies architecturales « , disent-ils, qu’ils ont fait confirmer au radar et à la microgravimétrie. Ces mesures démontrent l’existence d’une cavité qui, selon eux, mène à une chambre funéraire inviolée. Leur soutien : Nicolas Grimal, titulaire de la chaire d’égyptologie au Collège de France. La bête noire de Hawass, qui estime avoir été évincé par Grimal d’un chantier, dans sa jeunesse – ce dernier n’a pas souhaité répondre au Vif/L’Express. La demande de percement, de 16 millimètres de diamètre, est rejetée :  » Conneries !  » a rugi Hawass, qui n’a pas supporté le battage médiatique avant son arrivée. Il écrase son poing sur la table :  » On ne me fait pas ça ! Imaginez que j’aille faire un trou dans Notre-Dame !  » L’affaire devient politique. Un Français avoue lui-même :  » En égyptologie, les dossiers sont souvent pourris par l’arrogance françaiseà « 

Ce soir de juin, Hawass est en lévitation. Au Mohamed Ali Palace, sous le lustre et les ors du plafond, il entame un tango avec des danseuses thaïes. L’ambassadeur de Thaïlande vient de remettre au  » top expert en égyptologie  » le titre de docteur en philosophie. L’assistance s’enroule autour de Doctor Zahi. Il devrait quitter son poste en 2010, contraint par l’âge. On lui prête des ambitions secrètes de ministre. Et au CSA, qui ?  » Je ne vois personne pour me remplacer, sourit-il, comme un gosse qui vient d’arracher les ailes d’une mouche. Il y a beaucoup de gens bien autour, mais je n’en vois aucun qui ait ma personnalité, ma vision, ma passion.  » l T. S. (au Caire) et D. S.

Tangi salaün et DeLphine saubaber

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