Le pays qui n’existe pas

Les discussions sur les régions séparatistes géorgiennes se sont ouvertes cette semaine à Genève. La reconnaissance par Moscou de l’indépendance de l’Abkhazie n’a guère changé la situation de ce  » confetti « , devenu le terrain de manouvre du Kremlin.

Le 26 août dernier, le long des rues parsemées de ruines béantes, un concert de Klaxon déchirait la torpeur estivale. Portant le drapeau russe et celui de la république autoproclamée d’Abkhazie, région séparatiste de Géorgie, des véhicules sillonnaient Soukhoumi, la capitale abkhaze, tandis qu’éclataient des salves d’armes automatiques, signe de réjouissance. Partout on se congratulait, des cohortes de résidents convergeaient vers le centre. Ce jour-là, les hommes d’âge, qui se retrouvaient sur le front de mer, face à l’imposante carcasse en rotonde d’un hôtel détruit, avaient interrompu leurs parties quotidiennes d’échecs ou de backgammon. Soukhoumi exultait : sourde aux condamnations occidentales, la Russie avait reconnu l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. Elle violait ainsi les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies – dont elle est l’un des cinq membres permanents – sur l’intégrité territoriale de la Géorgie.  » Pourquoi nous rabâchez-vous toujours la même rengaine ?  » s’était insurgé, auparavant, un jeune diplômé, frais émoulu d’une université moscovite – privilège réservé aux enfants de l’élite locale.  » Nous n’avons rien de commun avec les Géorgiens. L’Abkhazie a été un royaume souverain pendant trois mille ans.  » Affirmation péremptoire, qui ne résiste guère à l’examen (voir l’encadré page 78).

Le lendemain de la fête, deux navires de guerre de la flotte russe de la mer Noire accostaient dans le port de Soukhoumi. D’ordinaire, l’activité y est plutôt faible, voire inexistante. Flanqués du croiseur lance-missiles Moskva, qui mouillait au large, ils étaient accueillis avec effusion par Sergueï Bagapch,  » président  » de l’entité séparatiste, sous les acclamations d’une assistance enthousiaste, massée sur les quais.

En jeu, le contrôle du littoral oriental de la mer Noire

En dépêchant ces bâtiments vers la capitale abkhaze, Moscou entendait riposter à la présence en mer Noire de vaisseaux battant pavillon d’Etats membres de l’Otan. Cette nouvelle démonstration de force pourrait préluder à un redéploiement ultérieur de la flotte russe :  » Si elle ne parvient pas à se maintenir à Sébastopol, en Ukraine, elle pourrait utiliser Soukhoumi comme base, estime Thornike Gordadze, directeur à Bakou de l’Observatoire du Caucase (Institut français d’études anatoliennes). Sergueï Bagapch a déjà fait à Moscou des propositions en ce sens. « 

En août, dans le centre de Soukhoumi, des ouvriers pelletaient la terre d’un jardin afin d’y aménager un monument décent pour les  » héros  » tombés lors du conflit sécessionniste de 1992-1993 : l’Abkhazie a fêté, le 30 septembre, le 15e anniversaire de sa  » libération  » des forces géorgiennes, rendez-vous annuel désormais ritualisé, avec parade militaire et discours. Cette année, la commémoration avait un relief particulier, dès lors qu’il n’y a plus aucune présence géorgienne sur le territoire. Car l’Abkhazie vient de subir un nettoyage ethnique – le second, après celui de la première moitié des années 1990. Face à l’avancée des milices locales, appuyées par l’aviation russe, les 2 000 à 3 000 civils qui vivaient dans les gorges de Kodori – sous le contrôle de Tbilissi depuis 2006 – ont fui à travers les montagnes. Les écoles neuves, les dispensaires financés par l’Etat géorgien, l’hôpital établi il y a peu dans le village d’Adjara, les commerces… tout serait détruit ou pillé. Dans le sud de l’Abkhazie, la région de Gali – où quelque 30 000 Géorgiens étaient revenus s’installer de façon précaire – a été, elle aussi, vidée de ses habitants.

A Soukhoumi, peu de temps avant ces événements, Nina, une femme d’origine grecque au beau visage marqué de larges cernes, confiait ses angoisses.  » Les Géorgiens n’abandonneront jamais l’Abkhazie « , soupirait-elle. Nina a perdu son mari et son fils pendant le conflit séparatiste. Sa fille, Irina, revenue de Moscou il y a dix ans, après avoir achevé des études d’informatique, décrit une société divisée en deux camps :  » Ici, il y a des gens puissants, proches du gouvernement, qui ont de l’argent car ils sont partis dans les années 1990 faire du business à Moscou. La majorité, restée sur place, n’a rien. Après la guerre, les premiers se sont emparés de propriétés, de maisons, d’appartements désertés par leurs habitants, qu’ils revendent aujourd’hui à des investisseurs russes. Autrefois, personne ne s’intéressait aux villages. Depuis l’an dernier, il y a soudain des acheteurs et le prix de la terre ne cesse de grimper.  » A l’entendre, il aurait déjà augmenté de 200 %. La proximité de Sotchi, qui accueillera les Jeux olympiques d’hiver en 2014, a accru la tendance. Le maire de Moscou, Iouri Loujkov, a lui-même acquis en 2006 un fort beau terrain dans le centre de Soukhoumi.  » Il affirme qu’on peut loger dans la région des dizaines de milliers d’ouvriers affectés au chantier olympique, reprend Irina. Mais l’Abkhazie est un grand village : nous sommes 160 000 et tout le monde se connaît. Tant d’étrangers ici, ça risque de nous apporter plus de problèmes que de bénéfices. C’est toujours les mêmes qui en profiteront. « 

Enfouie dans la luxuriance végétale, sous les frondaisons des magnoliers, des palmiers et des lauriers-roses, Soukhoumi est comme en suspens entre deux mondes. Au ministère des Affaires étrangères, Sergueï Chamba, chef de la diplomatie au sein du gouvernement séparatiste, se réjouit du soutien russe :  » Moscou garantit notre sécurité et nous offre des perspectives de développement. Face à la Géorgie, qui se comporte comme un mini-empire soviétique, la Russie, seule, a répondu à nos demandes, affirme-t-il. Notre objectif est de préserver notre identité. Nous sommes un petit peuple pris entre deux cultures. A choisir, il vaut mieux s’allier à la plus vaste.  » Au risque de s’y diluer ?  » La Russie n’a aucune intention de nous absorber. La Géorgie, elle, avait réduit les Abkhazes à l’état de minorité et changé les noms de nos rivières, de nos montagnes. « 

Elue au conseil municipal de Soukhoumi, Diana Kerselian appartient à la communauté arménienne, qui représente aujourd’hui quelque 30 % de la population d’Abkhazie. Très active dans la lutte contre la corruption, elle tente d’instaurer des mécanismes de transparence :  » On a obtenu que la liste des biens privatisés soit publiée dans les journaux. Mais il n’y a pas d’appels d’offres ni le moindre contrôle public sur les gains ainsi dégagés.  » A ses yeux, la présence des troupes de Moscou est un moindre mal :  » Bien sûr, la Russie nous utilise. Un si grand empire ne sert que ses propres intérêts. La question pour nous est de savoir comment survivre, entre elle et la Géorgie. « 

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