Le « nouvel ordre mondial »

Au milieu des années 70, une faille s’est ouverte dans la pensée politique. Les idées venues avec la victoire sur le nazisme se sont alors délitées, minées par ce que l’on considérait comme une  » simple  » crise économique. Les doutes qu’a fait naître l’impuissance des politiques marquées au sceau des idées de Keynes et de Beveridge ont ainsi ouvert la porte à un courant libéral radical : en quelques années, après des décennies de social-démocratie, le libre marché est apparu comme la voie royale pour renouer avec la croissance. Cette réhabilitation du capitalisme concurrentiel n’était pas toujours dénuée de pertinence quant à l’efficacité de la production et des échanges. Mais elle ne s’est pas arrêtée aux marches de l’économie.

Une vision du monde repose toujours sur un certains principes de base. Celle qui prévalait en Occident au cours de la Guerre froide était assise sur la conviction, née lors de la crise de 1929, que l’Etat avait un rôle central à jouer pour garantir l’égalité matérielle et le progrès social de ses citoyens. Diaboliser l’Etat comme le firent les hérauts des lois naturelles du marché revenait non seulement à mettre en cause cette fonction des pouvoirs publics, mais, aussi, à démanteler la charpente mentale héritée des Lumières et du mouvement ouvrier qui l’avait rendue possible. Ce que l’on appelle la  » pensée unique « , vulgate des théories monétaristes, n’a donc pas suffit à permettre le nouveau cours historique pris par les pays industrialisés à partir de 1975. Pour le rendre possible, il fallait aussi que soit déconstruit ce qui, au nom de l’intérêt général, rendait légitime le primat des normes collectives sur les individus. Ce fut la tâche des  » nouveaux philosophes « .

Souvent issus de la mouvance contestataire des années 60, leurs défenses et illustrations des droits de l’homme ne furent pas non plus sans à-propos. Mais la spéculation de ces repentis ne s’est pas davantage que la réflexion économique contentée de dénoncer ce qu’elle détectait de totalitaire dans les grands récits de la modernité. En exaltant l’humanitaire, elle a aussi largement contribué au recul de la politique et d’un ordre fondé sur un droit qui n’est pas forcément la raison du plus fort. L’effondrement du socialisme réel fut justement salué par ces clercs comme une victoire de la liberté sur l’oppression.

Mais souvent au prix d’un renoncement à tout questionnement sur l’ère nouvelle qu’inaugurait l’implosion de l’empire soviétique.

Rares furent donc les intellectuels qui résistèrent à l’utopie du pilotage automatique du monde par le marché et ne furent pas séduits par l’idée de confier l’ordre de la planète au club fermé des puissances industrialisées. Et ceux qui, demeurant au plus près de leur fonction critique, marquèrent leur désaccord furent volontiers maudits par leurs pairs alignés sur la politique des pays supposés éclairés du Nord. Ce fut le cas de Noam Chomsky, éminent linguiste américain du MIT (Massachusetts Institute of Technology) et militant libertaire engagé. Scrutateur vigilant et incrédule des agissements extérieurs de son pays, il n’a pas cessé de mesurer sans complaisance la distance qui sépare ses actes belliqueux de ses discours humanistes. Un petit ouvrage reprend aujourd’hui quelques unes de ces analyses sur les innombrables interventions militaires des Etats-Unis (1). A l’heure des frappes sur l’Afghanistan, il vaut le détour.

Non pas – ce serait lui faire injure – pour souscrire sans plus aux arguments de son auteur : la polémique n’est pas le terrain de prédilection des distinguos subtils. Mais pour voir à l’oeuvre, chose rare à notre époque, une raison raisonnante. Pour constater que l’idéologie que l’on dit morte ne s’est peut-être jamais aussi bien portée. Et se rappeler que les proclamations des gouvernants ne sont jamais le fruit de l’unanimité, mais de rapports de force entre intérêts divergents qui font, par exemple, des  » pays scélérats  » comme l’Irak un concept redoutablement volatil. Des Philippines à la Grèce, de Porto Rico à la Corée, de l’Iran au Guatemala, de l’Indonésie au Vietnam, du Panama au Timor-Oriental, Chomsky, au-delà de ses arguments toujours discutables, nous donc donne surtout à voir sa propre confrontation au présent. Une recherche personnelle de la vérité. Celle dont personne, dans les nations libres, ne peut se dispenser.

(1) De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis, Agone, 2001, 203 pages. Préface de Jean Bricmont (UCL).

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