Le nouveau temps des mormons

Parce que le candidat Romney est l’un de ses adeptes, l’Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours suscite un élan de curiosité. Si elle puise dans l’Amérique des pionniers, elle se dit à l’aise dans celle d’aujourd’hui.

Les  » saints  » récusent l’alcool, le sexe avant le mariage et la cigarette. Ils détestent aussi, entre autres poisons du siècle, la caféine. Sur State Street, ils avancent en prudes cohortes, sans un regard pour l’espresso bar reclus dans un coin de la rue piétonne. Malgré leurs poussettes dernier cri, certains jeunes couples semblent sortir d’un bulletin paroissial des an-nées 1950. D’autres, la majorité, en jeans et polo certes impeccables, ne sont trahis que par leurs airs de patriarches décomplexés, par la soumission tranquille des épouses et les essaims d’enfants sages.

Les  » saints « , que l’on surnomme  » mormons  » en raison de leur texte sacré, le Livre de Mormon, sont chez eux à Salt Lake City (Utah), ville fondée en 1847 au c£ur du désert par l’imposant Brigham Young, deuxième président de l’Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours. Mais ils ne sont jamais aussi détendus et sereins que sur Temple Square, épicentre de leur épopée, égayé de fontaines kitsch et de gazons que l’on n’a pas le droit de fouler, où s’élève depuis 1893 le premier temple monumental de leur histoire.

Temple Square est aussi un lieu de rencontres. Une nuée de pieux bénévoles y répond aux questions des touristes, plus curieux que jamais de leur religion à l’approche de l’élection présidentielle. Car, pour la première fois, un mormon peut prétendre à la Maison-Blanche. Les guides confirment que Mitt Romney, ancien évêque d’une banlieue de Boston et issu d’une longue dynastie mormone, a eu l’honneur de se marier dans ce temple. Tous gardent leur calme pour rappeler, souvent, qu’Ann Romney est la seule épouse du candidat républicain, car la  » tradition biblique de la polygamie « , selon les termes consacrés, a été abolie il y a plus de cent vingt ans.

Les  » saints  » n’avaient pas suscité tant d’intérêt depuis l’ascension et la défaite du gouverneur du Michigan, George Romney, le père de Mitt, contre Nixon aux primaires républicaines de 1968. L’Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours sait que novembre 2012 pourrait marquer son heure avec, en cas de victoire de l’un de ses fils, une légitimation comparable à celle des catholiques après l’élection de Kennedy, en 1960. Mais elle pèse le risque de se voir associée à une idéologie. D’où sa neutralité officielle.

Dimanche 30 septembre, trois jours avant le premier débat de la campagne, des milliers de fidèles ont spontanément jeûné pour soutenir Mitt Romney contre Barack Obama. Préférence religieuse, ou conservatisme atavique d’une communauté qui a voté républicain à 80 % ? Près du temple, Bryan Whitemyer, un  » saint  » californien en visite avec sa femme, ses enfants, son neveu et sa belle-mère, se veut pragmatique :  » Je voterai pour lui parce qu’il est le seul à vouloir en finir avec la gabegie des dépenses publiques, assure-t-il. Je m’intéresse aux valeurs d’un candidat plus qu’à sa religion. « 

Ils n’ont jamais été si visibles ni si puissants

La diplomatie s’impose. Car, malgré ses pudeurs, l’Eglise ne peut échapper aux feux de la rampe. Diffusée entre 2006 et 2011, Big Love, une série télévisée de la chaîne HBO, montrait une famille polygame aussi torride que fictive. Aujourd’hui, à Broadway, une comédie musicale corrosive, The Book of Mormon, se targue des meilleures recettes de l’histoire du théâtre américain. Elle met en scène deux missionnaires dans d’hilarantes tribulations africaines.

Pour contrôler son image, l’Eglise a loué un panneau d’affichage géant à deux pas, au milieu des néons de Times Square. Ses fidèles y sont montrés comme des citoyens normaux. Dans tout le pays, des plombiers souriants, des nageuses olympiques, des chercheurs renommés, des papas modèles pro- clament leur foi dans des pubs télévisées :  » I am a Mormon ! «  L’Amérique découvre dans la presse que des  » saints  » occupent les chaires des plus prestigieuses universités, dirigent les hôtels Marriott et la compagnie aérienne Jet Blue. Le Sénat compte six mormons, dont le président de la majorité démocrate, Harry Reid. Stephenie Meyer, créatrice des chastes vampires de la série Twilight, est une coreligionnaire.

Les mormons n’ont jamais été si visibles, ni, d’ailleurs, si puissants. La planète en comptait 1 million en 1950. Ils sont aujourd’hui près de 15 millions, dont 7 aux Etats-Unis. A Salt Lake City, le QG mondial de l’Eglise toise le sanctuaire du haut de ses 25 étages. Des milliers de salariés y assurent l’intendance de 139 temples, de près de 30 000 congrégations et d’une nébuleuse de 55 000 jeunes missionnaires répartis dans 179 pays. Ils gèrent surtout de l’argent : un patrimoine dont le montant est tenu secret, mais évalué à plus de 20 milliards de dollars, provenant de son empire de l’édition pieuse, Deseret, de l’agroalimentaire, de l’immobilier et surtout de la dîme, une contribution égale à 10 % de son salaire que chaque membre doit verser à l’Eglise.

Cette multinationale religieuse est dirigée par un président  » prophète  » laïque de 85 ans, Thomas Monson, ancien PDG des éditions maison, dont les deux adjoints et les 12  » apôtres  » en costumes croisés semblent sortis du conseil d’administration d’une banque. Le membre le plus âgé de l’aréopage, comprenant un ingénieur du nucléaire, nombre d’avocats et de businessmen de haut vol, deviendra le moment venu le nouveau messager du divin.

Les  » saints  » croient en Jésus-Christ, mais leur prétendu  » christianisme restauré  » n’a rien d’orthodoxe. On comprend mieux les pudeurs d’un Mitt Romney, comme des nombreux érudits de cette prospère communauté, à aborder littéralement une théologie assurant que Dieu, alias le Père Céleste, vit avec son épouse, la Mère Céleste, sur une planète lointaine nommée Kolob et que le frère du Christ se nomme Luciferà

Qu’il fût sincère ou un charlatan sans scrupule, Joseph Smith, fondateur de l’Eglise, ne manquait pas d’ambitions. En recevant en 1824, à l’âge de 17 ans, la visite de l’ange Moroni, porteur de tablettes d’or d’un mystérieux prophète nommé Mormon, ce fils de paysans de Palmyra (Etat de New York) a surtout façonné une liturgie identitaire américaine. Le texte sacré fourmille de peuples bibliques prétendument transplantés depuis deux mille deux cents ans outre-Atlantique, relate une apparition du Christ dans les Adirondacks peu après sa crucifixion et promet toujours son avènement dans un pré de l’Etat du Missouri.

Dans l’anarchie religieuse du début du XIXe siècle, il n’en fallait pas plus pour offrir une feuille de route spirituelle aux pionniers. Leur première ville sainte, un patelin de l’Illinois, Nauvoo, rivalisera dès 1840 avec la métropole Chicago. Quatre ans plus tard, après avoir déclaré sa candidature à la Maison-Blanche, le prophète Smith succombait sous les balles de mormons dissidents. Son martyre, suivi de la grande migration des fidèles vers les terres vierges de l’Utah, encore à l’abri des lois américaines contre la polygamie, scellerait le destin d’un peuple, honni pendant des générations par l’Etat et les Eglises chrétiennes établies.

La police et la CIA les embauchent à la pelle

Mais les temps ont changé. Deux électeurs sur dix seulement déclarent qu’ils refuseraient de voter pour Mitt Romney en raison de sa religion. Et l’union sacrée des droites religieuses contre la déliquescence des m£urs justifie la trêve. Les mormons ont joué un rôle essentiel dans le référendum interdisant le mariage gay en Californie, et restent de farouches opposants à l’IVG.

Sur le campus aseptisé de l’université Brigham Young (BYU), à une heure de Salt Lake City, 33 000 étudiants, mormons à 96 %, limitent leurs loisirs au bowling ou aux bondieuseries de BYU TV. Rien de trop dépaysant. En toutes circonstances, l’Eglise exige l’abstinence avant le mariage et oblige aussi ses membres adultes à éviter les films interdits aux moins de 16 ans. La première exigence du code d’honneur maison, l’honnêteté, est si respectée que les étudiants peuvent passer leurs examens à l’heure de leur choix. La police et la CIA embauchent à la pelle ces parangons de vertu.

 » Nous voyons plus de pays que la plupart des jeunes Américains, rappelle dans un français impeccable Marcos Escalona, un étudiant en informatique de 24 ans tout juste revenu de deux ans de mission en France. Couvés, nous ? Nous dormons pendant deux ans sur des matelas par terre sans avoir droit à plus de deux coups de fil par an à nos parents, à Noël et pour la fête des mères.  » Ils prennent leur revanche au retour. Pour beaucoup à la Business School de la BYU, l’une des meilleures des Etats-Unis.  » Ceux qui viennent ici veulent faire de l’argent, confirme Joseph Ogden, directeur adjoint de l’école. Mais ils ont en prime un désir de construire, de créer des emplois, de se dépasser.  » La mémoire du grand  » trek  » vers l’Utah, et des prouesses des pionniers mormons dans le désert, explique en partie la surreprésentation des fidèles dans les universités les plus cotées du pays, à l’instar de Mitt Romney, doublement diplômé, la même année, en droit et business à Harvard. De plus, la religion s’accommode mal des perdants. Le degré de talent, de succès d’un mormon sur terre conditionne sa place après la mort, dans un paradis pyramidal dont l’étage suprême ouvre sur un statut quasi divin, et le droit de régner avec ses proches sur saà planète personnelle.

Car le culte de la famille n’est pas un vain mot chez les mormons. Dans les temples, des cérémonies d’alliance collectives garantissent la présence des êtres chers à vos côtés dans l’au-delà. La théologie décrit même la préexistence éternelle des familles : les enfants sont des esprits prédestinés matérialisés à la naissance.  » Ce serait triste de les laisser en rade alors qu’ils veulent venir au monde, explique Julie Boyé, qui attend son troisième bébé dans son pavillon d’une banlieue de Salt Lake City, décoré de chromos de Temple Square. L’Eglise tolère un temps la contraception, mais il ne faut pas trop tarder. « 

Julie et son mari, Alex, souriaient sur l’immense panneau de Times Square, l’été dernier, au-dessus d’un  » I am a Mormon « . Les apôtres avaient choisi cette jolie prof d’aérobic de 31 ans parce qu’elle incarne la nouvelle génération, la première femme de sa famille à occuper un emploi. Lui, parce qu’il est chanteur, ancienne star d’un boys band anglais, jusqu’à son envol pour Salt Lake City, en 1997. Et parce qu’il est un Noir, un cas rare (3 % seulement) dans une Eglise qui jusqu’en 1978 interdisait la prêtrise aux citoyens de sa couleur. Alex a été converti par un collègue quand il travaillait dans un McDonald’s de Londres. Il a, comme bien d’autres Blacks mormons,  » jeûné comme un fou  » en 2008 pour aider à la victoire d’Obama. Cette année ?  » Pour la première fois, j’ai un choix difficile, entre un Noir et un mormon, dit-il. Mais c’est tout à l’honneur de l’Amérique.  »

DE NOTRE CORRESPONDANT PHILIPPE COSTE

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