Portrait of My Grandmother, Archibald Motley, 1922 (97,2 cm × 60,6 cm). © Debby Termonia / CHICAGO HISTORY MUSEUM - photomontage : le vif/l'express

Le nerf de naguère

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : Didier Viviers, le nouveau secrétaire perpétuel de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts.

 » Si on m’avait dit, il y a un an, que j’occuperais ce bureau aujourd’hui, je ne l’aurais sans doute pas cru…  » Et pourtant. Didier Viviers est bien le nouveau secrétaire perpétuel de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts. Presque en lévitation tant il semble content. L’Académie : surnommée  » la Thérésienne « , une institution vieille de deux siècles qui accueille, depuis sa création, le gratin de la vie intellectuelle belge, à savoir un club de grosses têtes réparties en classes et dont l’activité principale est de stimuler la recherche et la connaissance. Secrétaire perpétuel : la place était chère, les candidats nombreux et la campagne franchement longue pour ces intellos, profs d’université pour la plupart, nettement plus habitués à convaincre un doyen ou un conseil d’administration que de battre le pavé pour persuader leurs pairs de voter pour eux. D’autant que le fauteuil est ingrat et l’exigence à la hauteur du niveau du prédécesseur, l’ancien ministre-président MR de la Communauté française, Hervé Hasquin qui, en quittant la politique, s’était jeté à corps perdu dans le réveil de la belle endormie. C’était il y a dix ans et, depuis, la vieille dame rayonne comme une jeune première le soir de ses 20 printemps.

Mais voilà, ça, c’était hier. Aujourd’hui, le successeur et ancien recteur de l’ULB (lui aussi) reçoit avec sympathie et chaleur dans son nouveau bureau, celui du grand patron, une pièce haute faite de mobiliers  » néo-Empire « , lustre à pampilles et rayonnages d’ouvrages en cuir qui, à force de courir sur presque tous les murs, font un peu office de papier peint. Entre les fenêtres et sur le côté recouvert de tapisseries de soie, un portrait en pied d’Albert Ier à la Belle Epoque ; il toise celui d’Auguste Baron posé sur un chevalet à l’entrée de la pièce.  » Mon préféré !  » s’exclame Didier Viviers. Auguste Baron ? Un Français issu des Lumières et qui a participé à la création de l’ULB.  » On parle toujours de Théodore Verhaegen mais, en réalité, l’ouverture et le libre examen, c’était Baron. Verhaegen, c’était plutôt un bourgeois assez catho « , lâche-t-il l’air réprobateur.

Tête-à-tête avec le temps

Installé à présent dans un fauteuil de velours ocre, ses grandes jambes croisées, et cintré dans un gilet à trois boutons et un complet lie de vin en laine, il promet de  » jouer le jeu  » en se dévoilant à travers ses peintures préférées ; même si pour un historien, diplômé également en histoire de l’art et archéologie, ce n’est pas évident de la jouer  » intime « . C’est de son métier dont on devise, en fait… Didier Viviers prévient alors qu’il va surtout nous  » raconter une histoire  » et à tout le moins  » tenter de relier entre elles  » toutes les oeuvres qu’il identifiées comme ses préférées. Ça sent l’enseignant, celui qui a envie de partager, d’expliquer et d’élever mais aussi celui qui n’a pas l’habitude de parler de lui, encore moins à une journaliste, dix jours seulement après avoir pris ses nouvelles fonctions.

Première oeuvre : Le Suicide d’Ajax, d’Exékias. Soit l’un des épisodes de la guerre de Troie, qui a vu le héros se suicider pour racheter les meurtres de ses amis qu’il pensait avoir tués à la suite d’un accès de folie durant la nuit. En réalité, il n’en est rien, mais Ajax ne le savait pas.  » D’ordinaire, les peintres de l’Antiquité représentaient le suicide d’Ajax de manière très crue. Tout le monde, sauf Exékias, qui a choisi de représenter le moment  » juste avant « , celui où Ajax réfléchit et prépare sa mort. Cela me touche terriblement !  » Quoi de plus intime, finalement, que le moment où l’on décide de mourir, interroge alors le professeur, avant de faire remarquer également  » la mise à nu physique  » du héros qui, en déposant sa panoplie de guerrier, se dépouille symboliquement de sa fonction sociale et de son rôle de citoyen.  » Un homme nu, un homme seul face à son destin. Rien n’est dit explicitement mais le spectateur connaît la fin de l’histoire et c’est de cela que naît toute la tension de cette oeuvre.  »

Spécialiste de l’Antiquité, Didier Viviers poursuit en précisant que, plus que dans toutes les autres cultures, les Grecs entendaient contrôler leur vie jusque dans le choix de leur mort. Exactement comme Achille qui souhaitait mourir jeune et au sommet de sa gloire plutôt que vieux et décrépit dans son lit. Le secrétaire perpétuel se passionne pour la culture grecque depuis l’adolescence : il a approfondi ses connaissances au cours de ses ses études avant d’intégrer en post-doc la prestigieuse Ecole d’Athènes. Une expérience extraordinaire, sans doute l’une des plus belles de sa vie dont témoigne ce petit cendrier, taillé grossièrement dans le bois, aujourd’hui posé sur la table en marbre de ce salon et qui l’accompagne de bureau en bureau depuis plus de trente ans. Reprenant sur la mort d’Ajax, Didier Viviers confesse préférer partir plus tôt que trop tard, d’autant qu’en soi, la vie pour la vie n’est pas intéressante car ce qui compte avant tout, c’est le contact avec les autres.  » Ce qui m’intéresse le plus, c’est discuter et échanger. Il faut quand même une énorme estime de soi pour ne jamais s’ennuyer avec soi-même, non ?  » déclare-t-il en guise d’épilogue avant de s’envoler vers l’archéologie, sa passion, et la Crète, son dada.

Car cet homme fouille depuis toujours. La Crète d’abord mais également le site d’Apamée, en Syrie, qui, en raison de la guerre, fut pillé et abandonné en 2011. A l’évocation de tous ces chantiers, Didier Viviers assure n’avoir jamais ambitionné de découvrir le Graal ou l’Atlantide . Non, lui, son truc, c’est le vie siècle avant J.-C. et sa plus belle découverte, c’est d’avoir prouvé l’occupation de la nécropole d’Itanos à une époque où tous la pensaient abandonnée. Dis comme ça, on est loin d’Indiana Jones, de l’Arche d’alliance et de la découverte des Tables de la Loi, pourtant l’archéologue poursuit sur ce qu’il considère comme sa plus belle émotion :  » Fouiller une nécropole, c’est entrer en contact avec une certaine individualité. Ce ne sont pas des objets mais des personnes que vous exhumez du passé. Une vie s’est arrêtée jadis et, subitement, il vous est donné d’en partager l’intimité. A la fin, une grande proximité s’installe entre vous et les os de ce corps. C’est un sentiment plus fort que n’importe quel document qu’un historien pourrait analyser.  » Une réflexion sur le temps et la vie dont on ne ressort pas indemne et qui fait dire au secrétaire perpétuel que, finalement, le temps et l’individualité, c’est un peu la même chose.

La fonction fait l’homme

Et c’est pour illustrer l’humanisme et la singularité des hommes qu’il choisit deux portraits que quatre cents ans séparent pourtant. L’un est du peintre afro-américain Archibald Motley, un artiste  » moderne  » et figure de proue du mouvement black aux Etats-Unis. L’autre est un portrait de groupe de Rembrandt, dont le talent n’a cessé depuis le xviie de fasciner.  » J’adore les portraits sauf ceux de groupe, d’ordinaire. Ils me laissent froid, sauf celui-là. Ce que j’aime, c’est l’idée que ces hommes si semblables sont interrompus par l’entrée d’un spectateur. L’homogénéité de leur groupe est alors brisée, chaque personnage s’individualise et finalement, tous deviennent attachants.  » Rembrandt, l’un des plus grands maîtres du siècle d’or hollandais et qui semble, à première vue, à des années-lumière d’Archibald Motley, né à la fin du xixe et resté célèbre pour ses tableaux représentant le jazz et les danses des années 1930. Pourtant, Motley est un fabuleux portraitiste, comme en témoignent ses tableaux représentant sa grand-mère, une esclave noire qui ne sera affranchie qu’à la fin de sa vie.  » Par la pose, elle me rappelle les portraits de bourgeois de Rembrandt. On sent la révolte de son petit-fils qui, à travers ses oeuvres, décide de lui donner un nouveau statut social, celui d’une femme honorable et non plus d’une esclave. Bouleversant !  »

L’art est ascenseur social pour Motley. Un peu comme les études pour Didier Viviers, le premier de sa famille à avoir fait l’université pour ensuite y enseigner puis la diriger.  » Je n’ai jamais eu de complexe social et je crois avoir un rapport assez sain à l’ego, ce qui n’est pas toujours simple quand on occupe des fonctions très exposées. Ce qui compte, c’est la fonction et si on arrive à faire passer un peu de sa personnalité à travers celle-ci, c’est très bien.  » S’il a connu un beau parcours, qui le voit aujourd’hui auréolé des lauriers académiques, l’ancien recteur confie n’avoir jamais vraiment eu de plan de carrière, tout au plus des opportunités. Alors, pour bien remplir ses jobs, il prend le  » costume de la fonction  » car rien ne l’insupporte plus que ceux qui pensent que c’est leur personnalité qui fait la fonction. Ce qu’il aimerait, lui, c’est cette  » petite touche humaine « , une sorte de gentillesse revendiquée dans les rapports humains, un sentiment dont il estime que notre société manque cruellement.  » Je comprends que, par réflexe, les dirigeants se coupent de toute empathie, car pour eux, c’est plus facile de ne pas en avoir. Mais je trouve qu’arriver à diriger avec empathie, c’est un challenge extraordinaire.  »

A la question de la trace qu’il désirerait laisser, le secrétaire perpétuel s’agite un peu sur sa chaise pour laisser apparaître l’archéologue qu’il n’a jamais cessé d’être.  » Je me la pose depuis toujours sans jamais avoir voulu y répondre. J’aurais trop peur de devenir sensible à ce que les autres pourraient penser de moi. Ce n’est peut-être pas courageux mais ça me permet de gagner en liberté et en modestie.  »

Archibald Motley (1891 – 1981)

Impossible de définir cet artiste sans contextualiser le mouvement Renaissance d’Harlem, qui a vu se déployer une génération d’artistes noirs américains porteurs d’un renouveau culturel lié à la lutte pour les droits civiques. Parti d’un livre, The New Negro, d’Alain Locke, le mouvement né à Harlem (New York) s’étend à d’autres disciplines (peinture, musique, poésie, théâtre) pour gagner les plus grandes villes américaines. Dans ce cadre, Motley fait figure de référence tant par le sujet de ses oeuvres (la danse et le jazz), chers à l’époque, que par les combats et les injustices qu’il s’emploie à dénoncer. Il reste célèbre pour avoir décliné toutes les nuances dans la couleur de peau  » noire  » cherchant à mettre en évidence toute la richesse et la diversité de l’individualité des hommes.

Sur le marché de l’art. Peu d’enchères et un marché varié. De 3 000 à 23 000 euros.

Le Syndic de la guilde des drapiers, Rembrandt, 1662 (191,5 cm × 279 cm).
Le Syndic de la guilde des drapiers, Rembrandt, 1662 (191,5 cm × 279 cm).© RIJKSMUSEUM, AMSTERDAM – reporters

Rembrandt van Rijn (1606 – 1669)

Né en Hollande, pays ô combien protestant, le peintre ne peut – comme ses confrères vivant dans des pays catholiques – bénéficier de commandes d’Eglise ou de son souverain, nettement plus porté sur la guerre que sur la peinture. Qu’à cela ne tienne ! Il se professionnalise dans le portrait de bourgeois et rencontre rapidement la gloire. Caractère un peu difficile, collectionneur très dépensier, il mène une vie rythmée par des périodes de grande flamboyance et de catastrophes en série. Rembrandt connaît ainsi la ruine et le désamour du public. Pourtant, l’artiste est sans conteste l’un des plus grands virtuoses du clair-obscur et capable d’exprimer  » la vérité de la vie « .

Sur le marché de l’art. Beaucoup d’oeuvres disponibles pour cette star des musées. Des peintures (de moindre qualité il est vrai) peinent à trouver acquéreur à 10 000 euros alors que d’autres se chiffrent à 30 millions. Beaucoup d’estampes à moins de 5 000 euros. Une énigme à l’image même de sa personnalité.

Amphore dite du
Amphore dite du  » suicide d’Ajax « , attribuée à Exékias, vers 530 av. J.-C. (H : 54 cm, L : 36,8 cm)© MUSÉE DE BOULOGNE-SUR-MER

Exékias (2e moitié du VIe siècle av. J.-C.)

Spécialiste de la céramique attique (région d’Athènes) à figures noires, il reste célèbre plus pour ses activités de potier que de peintre. Petite star de son époque, il s’attache à illustrer les grands thèmes humains qu’il emprunte tant aux épisodes homériques, qu’au répertoire héroïque ou à la mythologie dionysiaque. En choisissant de représenter ses personnages au moment le plus intense de leur existence et non de reproduire l’action qui les rendait célèbres, Exékias se distingue des artistes de la période archaïque et préfigure la célèbre période classique qui fera les beaux jours de la culture grecque.

Sur le marché de l’art. S’il ne nous est parvenu que 11 oeuvres (sur 27 siècles, c’est plutôt pas mal), inutile de préciser que la plupart de celles-ci sont exposées dans les plus beaux musées européens (Vatican, British Museum, Berlin ou Boulogne- sur-Mer…). Pas d’oeuvre sur le marché donc. Par contre, pour un vase attique de la période classique, il est possible d’en acquérir à partir de 5 000 euros.

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