Benedict Wells : " J'avais 70 ans lorsque je décrivais le personnage de Romanov. " © patrice NORMAND/reporters

Le monde de Wells

A 33 ans, Benedict Wells est le nouveau jeune prodige des lettres allemandes. Rencontre, à l’occasion de sa première traduction en français, avec un auteur dont on va entendre parler.

Pseudo sorti tout droit de l’oeuvre de John Irving dont il dit s’inspirer, Benedict Wells est un jeune auteur allemand d’à peine 33 ans dont les romans se vendent comme des petits pains outre-Rhin. La Fin de la solitude est déjà son quatrième roman, mais le premier à être traduit en français. Il raconte l’histoire de l’amour d’une vie… contrarié par la mort. Son héros, Jules Moreau, perd ses parents au même titre que son frère et sa soeur dans un tragique accident de voiture alors qu’il n’a même pas 12 ans. Après le drame, les trois orphelins deviennent des étrangers les uns pour les autres. Jules est le plus solitaire des trois. Il évolue dans un monde imaginaire avec Alva pour seule amie… Dans un mélodrame qui évoque LesChoses de la vie de Sautet, Benedict Wells imagine une machine à remonter le temps… et le drame. Il y fait preuve d’une stupéfiante maturité, notamment dans l’épaisseur psychologique de ses personnages, décrits à différents âges, dont un certain nombre que l’auteur n’a logiquement pas encore vécus.

Que faisons-nous de ce qui nous brise et qui nous fait advenir à nous-même ?

Vous êtes allemand, mais vous avez des ancêtres anglo-saxons : cela a-t-il eu une quelconque influence sur votre manière d’écrire ?

Je pense que mes lectures adolescentes ont eu plus d’influence que mes ancêtres. Dans les années 1980, la littérature allemande m’apparaissait d’un abord difficile. C’est John Irving qui m’a introduit à la littérature américaine, avant que je ne découvre d’autres auteurs anglo-saxons comme Carson McCullers et notamment Le Coeur est un chasseur solitaire. Ce qui m’a impressionné chez cet auteur, c’est sa capacité à se glisser dans la peau de ses cinq personnages.

On cite souvent John Irving à votre propos, puisque votre nom de plume, Wells, est celui d’un des personnages du romancier américain. Mais on peut penser à d’autres influences, plus allemandes, comme W.G. Sebald ou plus récemment Daniel Kehlmann…

Bien que j’apprécie ces deux auteurs, je préférerais mettre en avant un autre écrivain anglo-saxon qui m’a énormément influencé, à savoir Kazuo Ishiguro, l’auteur des Vestiges du jour (NDLR : il vient de recevoir le prix Nobel de littérature). Sans lui, La Fin de la solitude n’aurait pas vu le jour, justement. J’ai commencé ma carrière d’écrivain juste après le bac, sans avoir entrepris d’études littéraires : mes seuls professeurs furent les auteurs dont j’avais aimé les romans. Outre John Irving, Ishiguro fut mon  » enseignant  » le plus marquant. Lire Auprès de moi toujours et Les Vestiges du jour a eu plus d’importance à mes yeux que dix années d’études. J’apprécie les auteurs qui développent des personnages aux traits marqués.

La Fin de la solitude,  par Benedict Wells,  éd. Slatkine et cie,  traduit de l'allemand  par Juliette Aubert.
La Fin de la solitude, par Benedict Wells, éd. Slatkine et cie, traduit de l’allemand par Juliette Aubert.

Comment expliquez-vous qu’aucun de vos trois romans précédents n’ait été jusqu’ici traduit en français ?

La littérature allemande n’a pas – et à juste titre à mon avis – bonne réputation à l’étranger. Beaucoup de romans se révèlent difficiles d’accès. Adolescent, j’éprouvais ce même sentiment. Aujourd’hui, le contexte a changé grâce à des auteurs comme Daniel Kehlmann ou Astrid Rosenfeld, Juli Zeh : leurs oeuvres démontrent qu’un roman allemand peut être profond, tout en restant lisible. Pour ce qui me concerne, Le Dernier Eté de Becks va aussi être traduit en français, ainsi qu’un recueil de nouvelles qui paraîtra l’an prochain. J’en suis ravi, étant très francophile. Ce n’est pas un hasard si les personnages de mon roman sont à moitié français, que le protagoniste s’appelle Jules et que son nom de famille est Moreau.

Comment peut-on être aussi clairvoyant sur des âges que l’on n’a pas vécus ?

Ecrivant, on pénètre dans un univers parallèle : lorsqu’une personne de 15 ans prétend en avoir 70, c’est un mensonge ; par contre, si elle l’écrit, cela devient crédible. Il s’agit d’un monde intemporel, qui fonctionne selon d’autres critères. Il m’a fallu sept ans pour écrire ce roman, période durant laquelle j’ai fait partie intégrante de son univers ; non seulement mon âge a changé, mais j’ai aussi pris l’apparence d’autres personnes : j’avais 70 ans lorsque je décrivais le personnage de Romanov, le vieil écrivain russe par exemple. Cette magie opère réellement au moment de l’écriture.

Le terme de page-turner vous convient-il pour parler de ce roman ?

Tout à fait. Je le prends même comme un énorme compliment, car La Fin de la solitude fut difficile à concevoir. Par comparaison, mon roman Presque génial, l’histoire d’un garçon qui cherche son génie de père, se révélait une sorte de road trip américain traçant à l’allure d’une Porsche. Pour La Fin de la solitude, j’étais plutôt au volant d’un paquebot peu maniable : créer une dynamique et de la vitesse dans ce récit a été autrement plus compliqué. J’y fais constamment des ellipses de cinq ans : au lecteur de remplir les trous temporels… J’ai opéré un découpage cinématographique en m’inspirant de In the Mood for Love de Wong Kar-wai, de ce souvenir que, entre les séquences, le spectateur s’y racontait l’histoire, sans que cela nuise à la fluidité du récit…

L’un de vos personnages, Alva, affirme que, en naissant, nous sommes influencés de manière décisive par l’entourage, les parents, le pays dans lequel nous voyons le jour, l’époque durant laquelle nous vivons….

En effet. Il s’agit d’un premier moi en fait, superficiel, que nous acceptons tel quel… Surgit ensuite le second, résultat d’une réflexion : que suis-je indépendamment de tout cela ? Alva fait référence à Kierkegaard qui affirme que le moi doit être brisé pour devenir le moi véritable. C’est un des thèmes du livre : que faisons-nous de ces changements-là, de ce qui nous brise et qui nous fait advenir à nous-même ?

Le succès du livre s’explique-t-il par ses thèmes universels : l’amour, la mort, la perte… ?

J’avoue avoir été très surpris par le succès d’un roman aussi triste en Allemagne. Manchester by the sea (NDLR :écrit et réalisé par Kenneth Lonergan, sorti en 2016), par exemple, un film que j’ai adoré et qui baigne dans le même genre d’atmosphère que mon livre, fut loin d’y rameuter les foules, bien que les critiques l’aient porté aux nues.

Retrouvez l’actualité littéraire aussi dans Focus Vif : cette semaine, notamment, le prix Médicis Tiens ferme ta couronne, flamboyant roman cinéphile de Yannick Haenel, en page 38, et Une partie rouge, déconcertante autobiographie d’un procès signée par l’Américaine Maggie Nelson, page 39.

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