» Le Maroc a choisi son camp « 

Ambassadeur du Maroc en Belgique depuis le début de 2009, Samir Addahre confie au Vif/L’Express ses préoccupations et l’espoir qu’il place dans une collaboration accrue avec la Belgique sur les plans du culte, de la culture, mais aussi de la sécurité et du contrôle des flux migratoires.

Le Vif/L’Express : Monsieur l’ambassadeur, la communauté marocaine est la plus importante communauté d’origine étrangère extra-européenne en Belgique. Vous confirmez ?

Samir Addahre : D’après les relevés de nos consulats de Bruxelles, Anvers et Liège, les Marocains ou Belgo-Marocains installés en Belgique sont au nombre de 350 000. Mais, sur la base d’autres critères, on parle de 600 000 personnes…

Importante numériquement, la communauté marocaine l’est également par l’ampleur des défis qu’elle affronte. Un récent rapport de la Fondation Roi Baudouin pointe le déficit d’intégration des Belgo-Marocains : 23,3 % des personnes sondées disent avoir le sentiment d’être  » traitées comme des étrangers  » et 55 % se définissent d’  » appartenance marocaine « .

Ce rapport a été contesté par le Conseil de la Communauté marocaine à l’étranger, qui a avancé d’autres chiffres. Ce déficit d’intégration interpelle le Maroc mais il concerne, en tout premier lieu, la Belgique, puisque 88 % des Marocains également y possèdent la nationalité belge. J’ai été surpris par l’insistance mise sur des aspects négatifs de cette immigration, alors qu’il y a des modèles de réussite auxquels les jeunes belgo-marocains peuvent s’identifier. Les réussites individuelles sont nombreuses, mais elles ne sont pas suffisamment mises en valeur. Les problèmes vécus par une partie de cette population sont liés à une situation socio-économique dramatique. Il y a aussi une demande accrue de ce référent identitaire qu’est l’islam . Nous devons essayer d’améliorer, tous ensemble, cette situation.

Comment ?

Le Maroc partage avec la Belgique des valeurs essentielles d’ouverture et de tolérance. Dès lors, il serait souhaitable que, dans le respect le plus absolu de la souveraineté belge, les autorités des deux pays puissent travailler ensemble sur les aspects cultuels et culturels de la gestion de la communauté belgo-marocaine. Lors de la guerre froide, le Maroc a choisi son camp : l’Ouest. Nous sommes atypiques dans la région. Par exemple, il y a, en Israël, 800 000 juifs marocains qui ont conservé des attaches très fortes avec le Maroc. Nous avons une histoire millénaire, une culture ouverte sur le monde extérieur mais profondément ancrée dans nos traditions ancestrales. Notre choix de l’Europe est une option stratégique, mûrement réfléchie et irréversible, concrétisée par le  » statut avancé  » accordé, en 2008, par l’Union européenne. Nous sommes fiers de cette communauté marocaine de Belgique, la plupart du temps, née et éduquée ici. Il est tout à fait regrettable que l’opinion publique belge ne connaisse le Maroc qu’à travers certains aspects négatifs ne concernant qu’une petite partie de la communauté.

Lorsque la première  » affaire du foulard  » est née à Creil, en France, en 1989, le roi Hassan II était intervenu par l’intermédiaire de son ambassadeur auprès des lycéennes, ensuite, publiquement, dans l’émission L’Heure de vérité (France 2), en disant des Marocaines qui ne portent pas le voile :  » Nous n’avons pas l’impression qu’elles contreviennent aux commandements de l’islam, car ces commandements sont définis dans le temps et dans l’espace…  » Les défenseurs du voile islamique prennent-ils une bonne ou une mauvaise direction ?

Malgré le caractère sensible du sujet, je ferai les remarques suivantes. Le voile n’est pas nécessairement islamique. Il est surtout l’expression d’une affirmation identitaire, conséquence d’un réel mal-être au sein de la société, en l’occurrence, au sein de la société belge . Les contenus qu’il véhicule s’avèrent très nombreux. Il faut donc relativiser cette notion de  » voile islamique « . En tant qu’ambassadeur du Maroc, j’ai le devoir de rappeler à mes compatriotes qu’ils doivent respecter les lois et règlements du pays dans lequel ils vivent, mais je dois aussi constater que les partis politiques belges ne semblent pas vouloir prendre position sur cette question. En m’exprimant à titre personnel, je dirais que le plus important, pour les jeunes filles concernées, c’est d’aller à l’école, avec ou sans voile. Maintenant, force est de constater que, pour les représentants de la communauté belgo-marocaine, une interdiction serait ressentie comme un fait discriminatoire…

Soutenez-vous l’idée du président de la Fédération des associations marocaines de Flandre, Mohammed Chakkar, de créer des écoles pour les jeunes qui refusent d’ôter leur voile ?

Pourquoi pas ? Cette proposition ne me choque pas, du moment que ces écoles remplissent les conditions légales d’organisation et qu’elles respectent le programme. Elles viseraient à permettre à ces jeunes filles de poursuivre leur cursus scolaire. Il existe déjà des écoles privées catholiques ou juives et cela n’a jamais posé de problèmes.

Le no 1 des services de renseignement marocains, Mohammed Yassine Mansouri, patron de la DGED, a désigné les courants wahhabites et chiites comme la principale menace pesant sur le Maroc. Qu’en est-il pour la Belgique ?

Beaucoup de représentants de services belges font le même constat. Nous nous en inquiétons pour la Belgique, qui est un pays ami, avec lequel nous n’avons aucun contentieux, mais également pour le Maroc. Car, depuis les attentats de Casablanca et de Madrid, en 2003 et 2004, nous savons que les poseurs de bombes peuvent être influencés par des agitateurs venus de Bruxelles, des Pays-Bas ou d’Allemagne. C’est pourquoi j’appelle tous les services concernés à travailler main dans la main. Nous, au Maroc, ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour favoriser cette coopération. Et l’un des moyens, et j’insiste là-dessus, est de permettre, dans le cadre d’une action concertée, que le Maroc encadre la communauté marocaine de Belgique, en conformité avec les valeurs de tolérance et d’ouverture que nos deux pays partagent et qui sont la marque de l’islam marocain, sunnite, de rite malékite. Cet islam n’a rien à voir avec le chiisme ou le wahhabisme. Le Maroc a gelé ses relations diplomatiques avec l’Iran, en raison , justement, de son prosélytisme sur le territoire national et dans la diaspora marocaine.

L’affaire Belliraj a pourtant terni l’entente qui, sous le règne d’un précédent administrateur général de la Sûreté de l’Etat, Albert Raes, était exemplaire. L’antenne belge du service de renseignement extérieur du Maroc, après avoir été décapitée, n’a toujours pas été reconstituée. Cette brouille ne constitue-t-elle pas un frein à la lutte contre le terrorisme ?

Concernant cette affaire, l’appel est toujours en cours. Laissons la justice faire son travail. Quant à la coopération entre nos services de renseignement, il faut qu’elle redémarre au plus vite, dans l’intérêt des deux pays, compte tenu de la gravité de la situation sur le terrain. Les différentes informations qui me parviennent confirment que la radicalisation devient un problème très sérieux. Certains pays financent des agitateurs dans les communautés musulmanes les plus importantes : les Pakistanais, en Grande-Bretagne, les Marocains et les Turcs en Belgique. Cette évolution n’est pas en phase avec les valeurs traditionnelles du Maroc. Le tournant s’est produit en 2006, lors de la guerre du Liban. Beaucoup de Marocains qui vivent des situations difficiles en Europe se sont identifiés au Hezbollah libanais. L’islam est alors devenu une idéologie. Il a été instrumentalisé au détriment de notre identité nationale et de nos valeurs traditionnelles.

Comment l’islam marocain va-t-il pouvoir reconquérir les jeunes intellectuels de l’immigration qui ont été séduits par les Frères musulmans ?

La tâche sera rude, car ce mouvement s’est insinué dans la politique belge. S’il n’est pas soutenu, le Maroc, à lui seul, ne peut qu’avoir une action limitée. Si cette volonté n’est pas également présente du côté de la Belgique, alors, la situation ira en s’aggravant, je le crains. Les valeurs de tolérance et d’ouverture auxquelles nous tenons profondément sont transmises par l’éducation. C’est dans ce domaine qu’il faut accroître notre coopération. La balle est dans le camp de la Belgique.

Avez-vous des projets précis ?

Le ministre de la Justice belge doit se rendre, début novembre, au Maroc pour discuter d’un institut de formation pour imams qui serait géré en commun, dans le respect des deux parties, avec, pourquoi pas ? des professeurs formés en Europe. C’est notre seule chance.

L’Exécutif des musulmans de Belgique n’est que l’ombre de l’institution qu’il devrait être, comme organe chef de culte et interlocuteur des autorités. Le Maroc souhaite-t-il revenir à la man£uvre, comme au temps de l’  » islam des ambassades  » ?

Nous souhaitons tout simplement encadrer et promouvoir l’islam tel que nous l’avons toujours connu, le véritable islam, ni extrémiste, ni obscurantiste, ni récupéré par des mouvements politiques : une religion de paix, d’ouverture et de tolérance. Arrêtons avec ces qualificatifs qui ne signifient rien !  » Islam des ambassades « ,  » islam de France « ,  » islam de Belgique « … Il est question, ici, des valeurs que nous allons transmettre à nos enfants, avec responsabilité et courage. L’intégrisme a déjà pris pied dans la société belge, il faut en être conscient.

Revenons aux Frères musulmans et à l’une de leurs figures emblématiques en Europe : Tariq Ramadan…

Force est de constater qu’il tient un double discours. Ce qu’il dit devant des auditoires composés exclusivement de musulmans est différent de ce qu’il donne à entendre à l’extérieur, où il est en phase avec nos valeurs. Il est doué pour capter l’attention des jeunes. Il s’adapte à nos agendas politiques. Nous sommes mal armés pour le contrer, d’autant que, avec tout le respect que je dois à la Belgique, on l’a laissé faire pendant trop longtemps, sous couvert de liberté d’opinion. Il y a près de vingt ans, lorsque j’ai commencé ma carrière à Bruxelles comme premier secrétaire d’ambassade, la communauté marocaine avait un autre visage. Elle a beaucoup changé. J’attribue ce changement à un repli identitaire favorisé par le contexte socio-économique difficile et par l’échec des politiques d’intégration.

Il n’y a pas que chez les jeunes intellectuels musulmans que les revendications bouillonnent. Plusieurs communes populaires de Bruxelles ont connu des nuits agitées. En cause : des Maghrébins, souvent issus de familles originaires du Rif, parfois très jeunes ou impliqués dans le trafic de drogue. N’est-ce pas une caractéristique de cette région montagneuse, ces rapports difficiles avec l’autorité centrale, laquelle le lui a bien rendu ?

Beaucoup de familles ordinaires donnent une éducation merveilleuse à leurs enfants. Néanmoins, il est évident que ces populations bruxelloises souffrent de discriminations dans l’éducation, le logement, l’emploi, etc., et qu’il y a là-dessous beaucoup de frustrations. Sur le plan politique et culturel, elles n’ont pas vécu l’évolution positive qu’a connue leur région d’origine, le Rif, depuis leur émigration, à la fin des années 1950. Sa Majesté le roi Mohammed VI s’est investi personnellement dans le développement du nord du pays, afin de désenclaver la région et d’y créer des emplois. Il a également donné toute son importance à la culture berbère en créant l’Institut royal de la culture amazighe. La culture transcende tous les clivages. S’ils pouvaient mieux connaître la culture de leur pays d’origine, nul doute que ces jeunes ne se replieraient pas sur eux-mêmes ou sur le commun dénominateur qu’est l’islamisme. La Flandre l’a bien compris. Elle a ouvert à Bruxelles le centre culturel Darkoum ( » Votre maison « ), qui vise à présenter les meilleures productions artistiques de nos deux pays, en allant au-delà du folklore et de la gastronomie.

Si la communauté belgo-marocaine est en souffrance, est-il possible de toucher à des sujets tabous, comme le regroupement familial, qui accroît le nombre de migrants, ou la double nationalité, qui les empêche de s’ancrer définitivement ?

Il existe, en Europe, une tendance à freiner les flux migratoires. Le Maroc est profondément associé à cette lutte contre l’immigration illégale, et le  » statut avancé  » que lui a octroyé l’Union européenne, en octobre 2008, n’a fait que renforcer ces liens, et pas seulement sur le plan sécuritaire, puisque ce statut annonce un accès progressif au marché intérieur européen. Le Maroc qui, jusqu’à présent, était un pays de transit pour les migrants d’Afrique subsaharienne est devenu un pays où ces derniers se fixent, puisque l’Europe leur ferme ses portes. Le Maroc n’a pas les moyens de contenir tous ces flux migratoires sans l’aide de l’Europe. Il faut trouver de nouvelles voies de coopération au développement pour fixer ces populations dans leur pays d’origine. Si la Belgique souhaite freiner le regroupement familial, cela relève de sa souveraineté. En revanche, mettre fin à la double nationalité n’a pas de sens ! Aucun Marocain d’Europe n’a jamais demandé au Maroc de le déchoir de sa nationalité. Il faut distinguer citoyenneté et identité. Si des problèmes identitaires liés à la marocanité existent – davantage aux Pays-Bas qu’en Belgique, d’ailleurs -, cela n’a rien à voir avec la double nationalité.

Les Belgo-Marocains envoient ou investissent beaucoup d’argent au Maroc. Une autre étude de la Fondation Roi Baudouin a révélé qu’une partie significative de la population marocaine de Belgique (46 %) vivait sous le seuil de la pauvreté. Ne faudrait-il pas améliorer ses propres conditions de vie ?

Il faut distinguer le fait qu’une partie de cette communauté envoie de l’argent au Maroc et contribue ainsi au développement du pays et le fait qu’une autre partie de cette communauté vive dans la pauvreté. Par ailleurs, de plus en plus de jeunes entrepreneurs marocains issus de communautés vivant à l’étranger tentent l’aventure du retour. Ils montent leur affaire au Maroc. Il faut essayer d’avoir une vision sur le long terme. Quant à la pauvreté, elle est d’origine sociale, et pas marocaine ni turque. Il y a tout un travail à faire qui incombe, en grande partie, aux décideurs politiques belges, en termes d’intégration, de respect des identités, d’égalité des chances, de mixité sociale et d’interculturalité, travail auquel, au Maroc, nous voulons contribuer.

ENTRETIEN : Marie-Cécile Royen

 » Le voile n’est pas nécessairement islamique « 

 » Il faut distinguer citoyenneté et identité « 

 » L’intégrisme a déjà pris pied dans la société belge « 

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