Le marché de l’art aux rayons X
Chaque année, 60 milliards de dollars en oeuvres d’art changent de main. Au coeur de ces opérations, le marchand. Et face à lui, l’acheteur, l’expert et… le faussaire. A la veille de la Brafa, à Bruxelles, l’une des plus prestigieuses foires d’art et d’antiquités d’Europe, plongée dans un monde qui n’échappe pas à quelques zones d’ombre.
Un marchand du Sablon, le célèbre quartier des antiquaires à Bruxelles, propose un bronze birman du XVIIIe. Après expertise, cette pièce s’avère avoir été fabriquée en Thaïlande au XXe siècle. Acquise 100 millions de dollars à Bangkok, une sculpture d’art khmer est exposée à Cologne avec l’aval du Metropolitan Museum de New York. Un faux ! Faux encore ces tableaux de Max Ernst certifiés authentiques par Werner Spies, ami de l’artiste et ancien conservateur du Centre Pompidou, à Paris… Les exemples sont légion. Yan Walther, ancien directeur du Fine Arts Expert Institute de Genève affirmait que 50 % des objets d’art en circulation sont des faux. Bernard de Grunne, grand spécialiste belge, va plus loin encore en déclarant que 95 % des objets d’art africain mis sur le marché et datés de la fin du XIXe siècle ont en réalité été réalisés voici moins de trente ans. Et que dire des Netsuke, ces petites statuettes d’ivoire apparues il y a 3 000 ans, produites à la chaîne dans des ateliers de Hong Kong !
Face à ce phénomène, les laboratoires mettent au point des techniques scientifiques de plus en plus sophistiquées, même si 90 % des expertises se basent toujours sur l’oeil expérimenté des spécialistes, marchands inclus. Car il s’agit de rassurer les acheteurs. Une partie de ces acquisitions rejoindront le domaine privé. Une autre sera stockée dans des endroits sûrs comme aux Ports francs de Genève (espace exempté des droits de douane et de TVA) dépositaire de quelque 3 millions d’oeuvres. Des oeuvres qui circulent et se vendent, chaque fois un peu plus cher. On estime à 5 000 le nombre d’objets qui sortent de ces réserves par semaine. Au centre, une question : comment garantir leur authenticité ?
Les faussaires
En première ligne et initiateur de l’aventure, on trouve le producteur des » faux « , à la fois initiateur et pilote pour reprendre les termes employés dans une étude menée par le professeur Thierry Lemoine (dans la revue CeROArt, 2013). Il est autodidacte ou sort des Beaux-Arts ou d’une école de restauration, mais il est d’abord rusé. Eric Hebborn (1934-1996) était doué au point d’être encouragé dans sa carrière d’artiste par de grands historiens de l’art ancien comme Sir Anthony Blunt et Sir John Pope-Hennessy. Il ne fut démasqué qu’en 1978 après avoir écoulé des milliers de faux tableaux. Guy Ribes (né en 1948) travaillera à la commande pour un marchand d’art à qui il fournira un millier de faux Bonnard, Léger, Matisse ou Picasso si bien inventés qu’il trompera la propre fille de Chagall.
Mais l’art du faussaire rapporte gros. La fortune de Wolfgang Beltracchi (1) qui, en 2012, admit avoir copié 50 artistes différents (tout en refusant de les nommer), avait amassé une fortune de près de 46 millions de dollars avant de se faire arrêter. Certes, le faussaire est un » technicien » habile. Son dessin est sûr, sa manière de peindre adroite et conforme à celle du peintre copié. Mais il doit aussi accumuler d’autres connaissances. Les unes sont d’ordre matériel comme l’histoire de la mise en circulation des pigments, celle de la dimension des châssis d’origine ou de la qualité des toiles. D’autres relèvent du domaine historique. Il se doit de connaître toute l’oeuvre du peintre qu’il désire copier (ou plagier) mais encore, posséder la documentation la plus complète sur les oeuvres exposées et parfois perdues. Enfin, avoir approché de manière intime, le milieu des galeries d’art et leur fonctionnement.
Une fois » l’oeuvre » réalisée, le faussaire doit encore créer une légende, soit l’histoire plausible des origines de l’oeuvre. Par exemple, en inventant un collectionneur (bien sûr disparu depuis) puis la manière dont l’opus lui est parvenu et expliquer la raison pour laquelle on ne l’avait vu jusqu’ici ni dans les expositions muséales, ni sur le marché d’art. L’ultime étape se résume à la présentation de la pièce soit à la salle de vente, soit au marchand d’art. Celle-ci réclame un présentateur crédible et parfois des complices afin d’obtenir un avis d’expert contre paiement (en général 8 % du prix obtenu à la vente). Ces derniers peuvent être des acteurs actifs de la supercherie ou non.
Les experts
Ils sont la clé de voûte du système. Appelés par les musées, les salles de vente, les marchands et les foires comme à la Brafa, à Bruxelles (lire l’encadré page 86) où ils authenti- fieront tous les objets exposés. Leurs armes : le regard, l’expérience et le savoir. Lutter contre les faux passe aussi, et de plus en plus, par un processus scientifique. Exemple : la peinture. Il s’agit tout à la fois de mettre en évidence la technique (la touche est-elle conforme ainsi que le choix de la palette ?) et l’historique de la composition ou encore l’authentification de la signature.
Parallèlement, les diverses analyses permettent de garantir la datation du support (par dendrochronologie et radiocarbone) ainsi que l’adéquation des pigments, charges et liants à la datation supposée. L’expert procède alors à de microprélèvements de matière picturale aussitôt soumis aux pouvoirs du microscope optique et du microscope électronique à balayage et des rayons X. Par exemple, même si un tableau annoncé du XVIIe siècle a bien été peint sur un support de cette époque, la mise en évidence de blanc de lithopone (apparu après 1870) et d’outremer de synthèse (mis sur le marché en 1830) réfute l’authenticité de l’oeuvre.
Mais le faussaire peut, par ses connaissances, éviter ces écueils. D’où, cette ultime batterie de tests usant de différentes caméras. La première, en lumière rasante, met en évidence non seulement le caractère (authentique ou non) des craquelures mais aussi la technique du peintre (empâtements, largeur des touches, superpositions…). Avec les rayons ultraviolets, on peut observer la fluorescence du vernis superficiel (laiteux = ancien ; transparent = moderne) et de même détecter les zones de restauration et les repeints. Soumise à l’infrarouge, la peinture laisse apparaître les dessins préparatoires ou encore les repentirs. Enfin, si tout cela ne suffit pas, un passage aux rayons X permettra de traverser toutes les couches jusqu’au support.
Les acheteurs
Amoureux du beau, voici l’amateur. Tout chez lui relève du sentiment. Il appartient à une espèce rare surtout lorsque les prix atteignent des sommets. Le » connaisseur-collectionneur » lui vole la vedette. Passionné par une période ou un style, une technique ou un nom, il est généralement un homme averti. Il s’est documenté, a étudié l’évolution du marché et suit souvent l’avis d’un marchand en qui il a toute confiance. La pièce acquise trouvera sa place dans le décor de sa maison jusqu’au jour où, par manque de place, il se verra forcé, soit à la déposer en lieu sûr, soit à la revendre afin de poursuivre sa passion de collectionneur. A la fin de sa vie, il confiera son patrimoine à ses héritiers ou, à défaut, les offrira à un musée (que de collections muséales ne doivent pas ainsi à cette forme de générosité). Bien sûr, une de ses acquisitions peut se révéler être un faux. Il peut alors se retourner contre le vendeur. Mais il arrive que, même déclarée non authentique, l’acheteur dissimule le fait parce que posséder telle ou telle oeuvre de Max Ernst, Matisse ou Léger, même fausse, est sociologiquement valorisant.
Cependant, réduire les acquéreurs aux seuls connaisseurs serait erroné. Car, et ce n’est un secret pour personne, l’art, surtout de haute qualité, est rentable (entre 10 et 15 % de plus-value). D’où l’intérêt que leur portent les établissements financiers, les assurances et bien sûr les nouveaux riches d’Asie et des pays du Golfe. D’où, aussi, le succès grandissant des expertises scientifiques dont les prix peuvent atteindre les 15 000 euros. Il faut dire qu’en 2015, pas moins de 400 jets privés avec, à leur bord, des collectionneurs du monde entier, avaient atterri à Maastricht pour rejoindre les stands de la Tefaf, l’une des plus grandes foires européennes.
(1) A lire : L’affaire Beltracchi, par Stefan Koldehoff et Tobias Timm, éd. Babel essai, 330 p.
Par Guy Gilsoul
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