Le malaise américain

Le 21 août 1992, Randy Weaver se retire avec sa famille à Ruby Ridge, dans l’Idaho, pour « vivre à l’écart du reste de l’Amérique ». Pour un fait mineur, le FBI envahit sa propriété et abat sa femme. Le 19 avril 1993, à Waco, au Texas, le FBI prend d’assaut une secte dont le leader est présenté comme un trafiquant de drogue : 80 morts dont 27 enfants. C’est le plus important massacre d’Américains par leur gouvernement depuis la tuerie de Wounded Knee, en 1890. Le 19 avril 1995, le Murrah Building, un bâtiment fédéral d’Oklahoma City, explose suite à un attentat. 168 morts. Le plus grand carnage de citoyens américains par un Américain depuis Waco.

Les Européens perçoivent volontiers ces trois tragédies comme un indice de la violence qui particularise les Etats-Unis. Les gens de l’intérieur ne voient cependant pas toujours les choses de cette façon. Et, parfois, contestent l’interprétation officielle idéalisée qui en est fournie. A l’heure où l’Amérique domine le monde, quoi de plus salutaire que de multiplier les regards portés sur elle?

On ne saurait dès lors manquer la lecture haletante du dernier livre où Gore Vidal (1) s’attache à trouver un fil conducteur entre ces trois épisodes symptomatiques. Monument irrévérencieux de la littérature américaine, Vidal (75 ans), a écrit quantité de romans, d’essais, de pièces et de scénarios de films, comme « Ben-Hur ». Mais ce satiriste provocateur, ami de Jean Cocteau, d’André Gide et de Tennessee Williams est aussi un fin analyste de la vie politique. Il la connaît intimement : petit-fils de sénateur, cousin de l’ancien vice-président Al Gore, candidat démocrate au Congrès, il fut l’ami de John F.Kennedy.

Homosexuel, Vidal brocarde dans la presse les politiciens conservateurs, les juges réactionnaires et les fanatiques religieux qui contrôlent les institutions et les médias américains. Mais son combat contre le complexe militaro-industriel ne le cède en rien à ces offensives contre la majorité puritaine. Pour lui, grandes entreprises et lobbies économiques règnent sans partage sur le Congrès, la Présidence et les tribunaux, contournant les lois et concluant de juteuses affaires avec les « seigneurs de la guerre du Pentagone ».

Certes, Gore Vidal est un polémiste. Mais la grille de lecture qui sert de toile de fond à ses philippiques trouble néanmoins. Pour lui, « l’ancienne république » des pères de l’Indépendance a disparu lorsque, en 1947, Harry Truman proclame « l’Etat de sécurité nationale ». Assignant à sa nation la tâche de guerroyer sans trêve pour la paix, il a, ce faisant, déclenché des centaines d’opérations belliqueuses hors des Etats-Unis, mais aussi, au nom du combat contre l’ennemi intérieur, la mise en pièce de la Déclaration des droits.

Saisies illégales de biens privés, raids policiers sans mandat, homicides d’innocents, harcèlement de travailleurs, expropriations de petits fermiers au profit de consortiums agroalimentaires : en 1970, les cols blancs du FBI se sont convertis en bérets verts. Et, suite à la détonation d’Oklahoma City, le procureur général a reçu le pouvoir de recourir à l’armée contre la population. Depuis, les libertés civiles sont bafouées, alerte Vidal. Or, Timothy McVeigh, exécuté comme auteur de l’attentat d’Oklahoma City, a déclaré avoir agi parce que Ruby Ridge et Waco l’avaient précisément convaincu que le gouvernement fédéral entrait en guerre contre son propre peuple. Héros de la guerre du Golfe, McVeigh, observe Vidal, était issu d’une famille de ruraux dépossédés.

CQFD ? L’apathie de la population face au déclin de ses droits constitutionnels fait du 11 septembre 2001 une voie royale vers le totalitarisme, s’alarme en tout cas Vidal. Après Oklahoma City, 58% des Américains se disaient d’accord pour renoncer à certaines de leurs libertés afin de barrer la route au terrorisme. Ils étaient 75% à défendre la même position après l’effondrement des tours new-yorkaises ! « Si vous êtes prêt à sacrifier une parcelle de liberté pour préserver votre sécurité, c’est que vous ne méritez ni l’une, ni l’autre « , disait Thomas Jefferson. Symbole, il est vrai, de « l’ancienne république ».

(1) La Fin de la liberté – Vers un nouveau totalitarisme ?, Bibliothèque Rivages, 169 pages. Pour d’autres radiographies de l’Amérique, lire les nos 138 et 139 des Actes de la Recherche en Sciences sociales, « L’Exception américaine » (Seuil).

de Jean Sloover

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