Le logement reste en rade

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Des milliers de Bruxellois peinent à se loger. Une crise sans précédent qui frappe les plus démunis, mais aussi les classes moyennes. Un véritable casse-tête auquel la majorité sortante a tenté d’apporter une réponse. Son bilan :  » Peu de succès et beaucoup de désillusions. « 

Pour Lorenzo, père divorcé, pas question de déménager.  » Je devais rester proche de l’école de mon fils et du domicile de sa mère, avec laquelle je suis en garde alternée.  » Depuis un an et demi, il partage avec deux colocataires une maison, à Etterbeek.  » C’était d’abord une question d’argent. Avec mon salaire de prof, je ne pouvais payer seul plus de 600 euros par mois ! Pourtant, dit-il, ce n’était pas gagné d’avance. Mon gamin est à la maison une semaine sur deux.  » Filer en périphérie ? Jérôme a du mal à s’y résoudre. Lui qui habite Saint-Gilles depuis son enfance est obligé de quitter cette commune du sud-est de Bruxelles, aussi sympathique qu’inaccessible. Ce vendeur de 31 ans ne trouve ni à acheter ni à louer un appart assez grand pour lui, sa compagne et leurs deux jeunes enfants. Malgré leurs 2 700 euros net à eux deux.

C’est devenu une lapalissade : les loyers n’ont cessé de monter dans la capitale, pour atteindre l’an dernier le prix moyen de 553 euros. Soit une envolée de 25 % en dix ans, alors que les revenus augmentent peu ou pas aussi vite.  » La majorité des locataires consacrent de 41 % à 65 % de leur budget au loyer. Or la limite communément admise s’élève à un quart du budget global « , s’inquiète Nicolas Bernard, professeur de droit aux Facultés Saint-Louis, tout en soulignant que 53 % des Bruxellois sont locataires. Comme Flore, 32 ans, qui loue un 2-chambres de 80 mètres carrés. Coût : 650 euros par mois, charges comprises.  » Je gagne 1 400 euros net. Je n’arrive pas à boucler les fins de mois : je suis en négatif, et je rame pour remonter au-dessus de zéro « , confie cette mère de deux garçons, dont les revenus ont été divisés par deux après un divorce.

L’accès à la propriété n’est pas davantage favorisé, les prix ayant aussi grimpé. Selon les notaires (qui consignent le nombre de ventes sur la base des prix réels), au cours des cinq dernières années, le prix médian d’une maison individuelle, à Bruxelles, a augmenté de 38 %. En 2008, elle se vendait, en moyenne, à 368 915 euros. Pour les grands apparts, sur cinq ans, le 3-chambres et plus a connu, lui, une hausse moyenne de 35 %, pour se hisser, en moyenne, à 300 000 euros. Même si, avec la crise, les prix de l’immobilier devaient baisser soudainement, le repli sera loin d’être suffisant pour satisfaire la demande.

Trop riches donc pour occuper des logements sociaux, trop pauvres pour habiter le parc privé, les couches moyennes ont l’impression de payer pour tout le monde, pour les pauvres et pour les riches. Elles ne bénéficient pas des avantages réservés à un peu plus pauvres qu’elles (bourses d’études, prêts sociaux…), ni de ceux destinés aux plus riches qui échappent parfois à l’impôt en exploitant des niches fiscales généreuses (telle la non-actualisation du revenu cadastral depuis 1975). Résultat : ces familles partent se loger dans des conditions plus acceptables ailleurs.  » Ce flux sortant s’était stabilisé à un niveau relativement bas au milieu des années 1990, mais, depuis plusieurs années, il retrouve un débit plus important « , déclare Patrick Deboosere, chercheur à la VUB. Ceux qui quittent Bruxelles sont justement ceux qui la font vivre.  » Il s’agit de jeunes actifs, avec des enfants en bas âge, aux revenus plutôt moyens, voire élevés. La cherté des logements est la première cause de leur départ.  » C’est ce qui a conduit Sarah et son mari à Liedekerke. Le couple était prêt à tout pour s’offrir un chez-soi. Prêt à s’endetter sur une très longue période (trente ans), à vider les fonds de tiroirs (une maigre épargne), à demander un peu d’aide aux parents. Pourtant il a eu du mal à concrétiser son projet.  » Nous avons d’abord commencé à prospecter à Bruxelles, puis devant les prix délirants qui nous étaient proposés, nous avons étendu nos recherches.  » Ils ont finalement craqué pour une maison dans le Brabant flamand, où les tarifs sont censés être plus doux. Montant : 235 000 euros, hors frais de notaire et travaux de rafraîchissement. A présent, disent-ils, ils passent des heures dans leurs voitures.

Le grand rêve de tous (une maison avec jardin) demeure donc le bien le plus recherché, que les classes moyennes ont de plus en plus de mal à s’offrir. En réalité, soutient Nicolas Bernard, ce ne sont pas tant les prix qui repoussent en bordure de Bruxelles ces jeunes couples avec enfants.  » Dans ces familles, où l’on gagne correctement sa vie, on n’adhère tout simplement pas au projet urbain : elles refusent de faire des sacrifices sur le nombre de mètres carrés et veulent absolument une villa 4-façades avec « jardin de campagne ». En ville, ce rêve-là est rare et très coûteux. « 

Ceux qui habitent un logement social y restent à vie

Se loger à Bruxelles coûte donc bien plus cher qu’ailleurs. Selon l’Observatoire des loyers, aujourd’hui, les revenus moyens n’ont plus accès qu’à 21 % du marché locatif, contre encore 38 % au début des années 1990. Mais la crise frappe d’abord les plus démunis. On évalue à environ 38 000 le nombre d’habitats sociaux et on compte 32 000 ménages sur les listes d’attente. Plus inquiétant : un Bruxellois sur deux a droit, sur le papier, à un logement social.  » C’est même étonnant qu’il y ait si peu de demandes !  » s’étonne une assistante sociale dans un organisme social. A force de réduire la construction sociale à la peau de chagrin – près de 500 par an depuis vingt ans, ce qui équivaut ridiculement à un taux de 7,6 % du marché immobilier -, le déficit est estimé à plusieurs milliers de logements. Bref, la demande explose, et la pénurie est bien réelle.

Au départ, les  » HLM  » servaient à loger les ouvriers et les bas revenus, privés de logement décent. Aujourd’hui, pour eux, accéder à ce type de logement est quasi impossible. D’abord, parce que la cohorte des exclus s’est allongée. L’ascension sociale, que les HLM étaient censées assurer, est stoppée net depuis longtemps. Ceux qui ont la chance d’habiter le parc social y restent à vie.  » Ils y sont enkystés, assignés à résidence « , souligne un bailleur. Au fil des années, la population des cités s’est paupérisée : en gros, on y rencontre  » des Belges âgés qui ont travaillé et des jeunes immigrés, allocataires sociaux. Un habitant sur deux est un isolé ; les familles monoparentales représentent un tiers des résidents « , brosse l’assistante sociale. Et cela ne s’arrange pas, puisque les nouveaux demandeurs sont encore plus pauvres. Du coup, les files d’attente s’allongent, la vacance devient presque inexistante et le turnover, minime.  » Le taux de rotation pointe à 5 % ; cela veut dire que, chaque année, à peine 1 logement sur 20 se libère « , lâche Nathalie Delaleeuwe, du Rassemblement pour le droit au logement. Résultat : le parc privé joue le premier rôle dans l’offre de logements aux ménages les plus modestes. Où la différence de loyer va du simple au double.

On a tout misé sur le logement social

Que faire devant une telle crise ? La majorité sortante de centre-gauche a tout misé sur le parc public. Le plan logement, porté depuis 2004 par Françoise Dupuis (PS), promettait la construction de 5 000 habitations (dont 3 500 de logements sociaux) en cinq ans. Où en était-on aujourd’hui ? On a ripoliné environ 500 logements vieillissants ou vétustes. Ensuite, on évalue à un peu plus de 200 le nombre de logements sortis de terre, 715 sont mis en chantier, et 1 500 en procédure d’urbanisme. Malgré les railleries de l’opposition libérale (parfois même au sein de l’olivier), Françoise Dupuis avance sa formule de  » 4 600 logements identifiés « . Voilà donc pour les chiffres. Mais  » c’est une goutte d’eau : ce plan ne résorbe qu’un dixième de la liste d’attente pour ce type de logement « , s’exclame Nathalie Delaleeuwe.

Qu’est-ce qui a  » foiré  » ? L’argent en tout cas n’a pas manqué : au cours de cette législature, l’exécutif régional a débloqué un budget de 700 millions d’euros. Mais le plan logement s’est frotté à pas mal d’embûches. En résumé : il y a eu des couacs de procédure ; les communes et les bailleurs sociaux n’ont pas joué le jeu ; des riverains ont protesté (pas de pauvres chez moi) ; le privé, peu intéressé à s’associer avec le public, a traîné les pieds.

Pas étonnant que, dans ce contexte, les partis ne se montrent pas très diserts sur le logement : il n’est tout simplement pas leur thème de campagne favori (à l’inverse de la campagne de 2004), alors qu’ils n’ont que le mot  » crise  » aux lèvres. Le Rassemblement pour le droit à l’habitat, le syndicat des locataires, la plate-forme Logements vides, des chercheurs, les syndicats… tous pressent les politiques à se saisir du dossier : vite et maintenant ! Mais où et comment agir ? Etat des lieux sur une batterie de mesures.

> Réguler le prix des loyers. Devant l’urgence de la crise, les acteurs de terrain exigent une régulation des loyers. Politiquement, ça coince, surtout chez les libéraux. Pourquoi ? Parce qu’il y a des raisons culturelles : le culte de la propriété et l’autonomie du bailleur sont érigés en valeur fondamentale. Or presque tous nos voisins ont adopté un contrôle des loyers, et  » ce ne sont tout de même pas des gouvernements de gauche « , pointe Nicolas Bernard. Les propriétaires avancent une  » liste d’effets pervers  » : ils pourraient ne plus mettre leurs biens en location ; et ils craignent que, si le gel des loyers devait durer, les partis ne fassent plus marche arrière : par manque de courage, les politiques n’oseraient pas revoir à la hausse les loyers, pour les adapter au marché. Reste pourtant à imaginer une formule (de fixation de loyers) qui satisfait les locataires et les proprios.

> … et étendre l’allocation loyer. Là aussi, on n’est pas très avancé. Promise en 2004, elle n’a été instaurée qu’en… 2008, à contrec£ur par le PS. De quoi s’agit-il ? La Région paie de sa poche une partie du loyer. Le système était censé pallier en partie la pénurie de logements sociaux. Son champ reste très restrictif : la  » mesurette  » ne vise que les logements communaux et les personnes bénéficiant d’allocations du CPAS. Et à peine six communes l’appliquent. Or la difficulté ne se situe pas là :  » C’est le marché privé qu’il faut « socialiser », puisque c’est dans le parc privé que les ménages modestes trouvent refuge « , épingle Nathalie Delaleeuwe.

> Forcer toutes les communes à contribuer à l’effort de guerre. S’il faut continuer à construire des loge-ments sociaux, l’essentiel est de mieux les répartir. L’inégalité entre les communes est bien sûr flagrante : Watermael-Boitsfort détient le record du logement social, avec 20 % du total de son parc, tandis que Ixelles n’en possède que… 3 %. Certes des motifs historiques et urbanistiques expliquent aussi cette disparité, mais les égoïsmes locaux sont tenaces. Pourquoi ne pas imposer aux communes un quota de logements sociaux, avec sanctions à la clé, suggèrent des experts ? Car rien n’oblige les bourgmestres à accepter ce type de logements (contrairement à ceux du sud du pays). Mais rien, non plus, ne les encourage à le faire… D’autant que les riverains veillent :  » Nous avons presque systématiquement des recours contre nos permis de construire « , explique-t-on au secrétariat au logement.

> Utiliser les nombreux logements inoccupés et les bureaux vides. Il n’existe pas d’inventaire global sur le nombre de logements inoccupés à Bruxelles, mais on cite un chiffre entre 15 000 à 30 000. Comment faire pour les réintroduire dans le circuit ? En 2003, le droit de gestion publique a été institué. Les communes peuvent  » mettre la main  » sur des logements vides ou insalubres, durant neuf ans, pour renforcer l’offre de logements. Le propriétaire touche une indemnité et peut toujours récupérer son bien ou le vendre. Faute de régulation et de courage politique, l’outil n’a jamais été appliqué. Par ailleurs, pas moins de 1,5 million de mètres carrés de bureaux sont à l’abandon. Pourquoi ne pas les transformer en logements. Le dossier est enlisé.

> Vendre les logements sociaux à leurs habitants, comme le voudraient les libéraux, mais, ici, c’est à gauche que l’idée coince. Un rejet sur lequel s’accorde cet acteur du logement social :  » C’est un habillage technique pour une décision idéologique. La droite veut plus de propriétaires.  » D’aucuns se montrent plus mesurés.  » Ces ménages fragiles restent de toute façon dans leur logement jusqu’à leur mort. Et rénover le parc social a un coût très élevé.  » Surtout, c’est un moyen de dégager des fonds pour construire et rénover plus de logements sociaux, puisque les bailleurs sociaux devraient y réinvestir les bénéfices de leurs ventes. L’idée soulève pourtant des difficultés. D’abord, parce que les locataires vont vouloir acheter les logements les plus récents et les mieux situés, justement ceux que les organismes désirent garder. Il ne faut pas écarter non plus le risque que  » ces habitations deviennent des copropriétés dégradées « .

> Introduire, comme en Wallonie, l’assurance gratuite contre la perte de revenus : elle permet à celui qui achète et qui est victime d’un accident de la vie de toucher, durant trois ans, une assurance qui paie la différence de revenus. Car de plus en plus de jeunes ménages n’osent plus se lancer dans l’achat. Comme ce couple, pour lequel la banque acceptait de financer son acquisition à 100 %, à condition qu’il rembourse ensuite près de 900 euros par mois pendant quinze ans.  » Ça fait peur, lance Nancy, surtout si l’un de nous arrête de travailler.  »  » Une rupture, une maladie ou le chômage et n’importe qui peut couler et ne plus jamais remonter « , poursuit une assistante sociale. Ici,  » le parlement a joué au pompier en adoptant une ordonnance acceptant le principe, mais elle est dépourvue d’arrêté d’application « , souligne Nathalie Delaleeuwe. Elle pourrait donc passer à la trappe.

Bruxelles, une ville de nantis et de pauvres ?

Bruxelles, victime de l’exode de ses classes moyennes : à terme, n’y aura-t-il plus dans la capitale que des nantis et des pauvres ? Deviendra-t-elle une ville de riches, un musée pour les touristes et un lieu de travail pour des employés relégués de plus en plus loin ? C’est une question de survie : cette Région riche, peuplée de plus en plus d’exclus, doit, à tout prix, retenir ses  » travailleurs clés « . Soit des revenus fiscaux, qui, sinon, continueraient à lui échapper. On le sait : la richesse économique produite dans la Région représente 19 % du PIB national, mais le revenu moyen des Bruxellois atteint 9 %.

 » En réalité, en matière de logement, les pouvoirs publics sont en retard sur tout !  » s’exclame Nicolas Bernard. Et le pire est à venir. Le Bureau du Plan prévoit jusqu’à 170 000 nouveaux habitants d’ici à 2020 : avant tout, de jeunes adultes défavorisés, issus de l’immigration extra-européenne.

Soraya Ghali

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