Donald Trump au Forum économique de Davos. © Faruk Pinjo, FABRICE COFFRIN, Ciaran McCrickardI/belgaimage

« Le libéralisme a affaibli le lien social en échange de confort et de sécurité »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Le libéralisme est-il responsable de tous les maux actuels de nos démocraties ? Dans Contre le libéralisme, le penseur de la droite radicale française Alain de Benoist vante les vertus du conservatisme contre la pensée libérale dominante quoique ébranlée.

Vous écrivez que « le libéralisme pose l’individu et sa liberté supposée « naturelle » comme les seules instances normatives de la vie en société et fait de l’individu la seule et unique source de valeurs et des finalités qu’il se choisit » (1). Est-ce la principale raison de votre opposition au libéralisme ?

Ce n’est pas la principale. Le libéralisme a deux piliers principaux : l’individualisme, résumé par la phrase que vous avez citée, et l’économisme parce que cet individu dont on proclame la liberté souveraine est supposé se comporter comme un négociant, à savoir maximiser en permanence son profit, matériel et privé. Les deux points me paraissent contestables, l’individualisme parce que l’individu en soi, délié de tout contexte et de toute appartenance, ne correspond à rien, et l’économisme parce qu’il y a d’autres moteurs dans la vie au moins aussi importants que l’idée que tous nos comportements sont motivés par l’intérêt.

Vous ne parlez jamais d’ultralibéralisme. Est-ce à dire que, pour vous, il n’y a rien à sauver dans le libéralisme ?

Beaucoup de personnes découvrent que le libéralisme n’est pas ce qu’on leur avait promis. Mais ça les gêne de le contester frontalement. Alors elles parlent de néolibéralisme ou d’ultralibéralisme. Quand on gratte un peu, on ne voit cependant pas très bien la différence. Bien sûr, des tendances accentuent les traits caractéristiques habituels du libéralisme. Mais elles ne font qu’amplifier des éléments présents dès l’origine.

Christine Lagarde (FMI) au Forum économique de Davos.
Christine Lagarde (FMI) au Forum économique de Davos.© Faruk Pinjo, FABRICE COFFRIN, Ciaran McCrickardI/belgaimage

Etes-vous favorable à un rôle régulateur de l’Etat dans l’économie ?

Le vieux débat entre libéraux et étatistes est biaisé. En général, les libéraux se plaignent que l’Etat intervienne dans tous les domaines. La critique n’est pas totalement fausse. Je ne suis pas favorable à un Etat-providence pesant qui augmente toujours les dépenses publiques. Mais comme je suis surtout historien des idées, je vois bien que le libéralisme et l’Etat sont apparus à peu près simultanément à la fin du Moyen Age, en prenant appui l’un sur l’autre. Or, la montée de l’individualisme libéral a fait disparaître les solidarités naturelles qui faisaient que les gens au sein d’une société s’apportaient aide et assistance mutuelles. Dès que l’individualisme progresse, le lien social se défait. C’est pour cela que l’Etat a dû prendre le relais pour suppléer les solidarités que le libéralisme avait amoindries. Les libéraux reprochent aussi à l’Etat de vouloir faire prévaloir le politique sur l’économique. Ils pensent que l’économie est, en quelque sorte, le destin, et qu’il faut faire sauter tous les obstacles qui ralentissent ou empêchent les échanges commerciaux. Raison pour laquelle ils condamnent toute forme de protectionnisme. Je suis tout à fait opposé à cette conception. Autant l’Etat n’a pas à se charger de tout dans la société, autant c’est à lui, porteur d’une politique, de réguler avec une certaine finesse tel ou tel secteur économique en fonction des intérêts du peuple dont il a la charge.

Jack Ma (Alibaba) au Forum économique de Davos.
Jack Ma (Alibaba) au Forum économique de Davos.© Faruk Pinjo, FABRICE COFFRIN, Ciaran McCrickardI/belgaimage

Vous écrivez qu’il faut encourager un renouveau de la citoyenneté axé sur la participation et l’action collective à partir de la base. En voyez-vous les prémices ?

Oui. En réaction à cette déliaison sociale, on voit monter une aspiration à de nouveaux liens sociaux. J’ai été très frappé par l’émergence de cette demande dans la révolte des gilets jaunes. Les gens qui se sont retrouvés pendant des mois autour des ronds-points se sont découvert des colères, des misères, des aspirations communes. Curieusement, une sorte de nouvelle socialité s’est mise en place. De même, le retour au localisme, aux petites communautés, à des formes de démocratie locale participe de ce phénomène. L’une des conséquences les plus négatives – tout n’est pas négatif – du libéralisme est d’avoir affaibli le lien social en échange de confort et de sécurité.

L’écologie qui prône un retour à la proximité serait-elle la meilleure alliée des détracteurs du libéralisme ?

Oui, si l’on conçoit l’écologie non comme un capitalisme vert mais comme une politique qui se préoccupe de la préservation des écosystèmes et de la diversité, qui lutte contre la pollution des eaux et des terres, contre le dérèglement climatique et contre l’épuisement progressif des réserves naturelles. Si on en est arrivés là, admettons que c’est par un productivisme à outrance qui a épuisé les réserves naturelles en s’imaginant qu’elles étaient libres, gratuites et inépuisables. Cela étant, il y a des partis écologistes qui ne s’intéressent pas beaucoup à l’écologie.

 » La droite financière a trahi la nation, la gauche permissive a trahi le peuple « , affirmez-vous. Est-ce pour vous l’explication du déplacement du vote ouvrier de la gauche vers l’extrême droite ?

Une grande partie de la droite – la droite libérale bourgeoise – qui exprime sa préoccupation pour l’unité nationale, n’en tient pas beaucoup compte quand il s’agit d’augmenter ses profits. De l’autre côté de l’échiquier politique, la gauche, à partir d’un certain moment, a cessé de jouer son rôle historique de défense des intérêts de la classe des travailleurs. Donc, le peuple ne s’est plus reconnu dans cette gauche. Le Front national, aujourd’hui Rassemblement national, est alors devenu le premier parti ouvrier de France, ce qui était non seulement impensable mais également étranger à ses intentions au départ. Ce phénomène contribue largement à transformer le paysage politique. Cette transformation, à un rythme plus ou moins rapide, est une constante dans presque toute l’Europe : montée de mouvements qu’on appelle, faute de mieux, populistes et effondrement voire disparition des partis traditionnels, dits de gouvernement. Le clivage droite-gauche tend à disparaître au profit d’un clivage vertical que résume la formule, facile mais pas gratuite,  » le peuple contre les élites « .

 » Les gilets jaunes se sont découvert des colères, des misères, des aspirations communes. Curieusement, une nouvelle socialité s’est mise en place « , constate Alain de Benoist.© JEAN-PAUL PELISSIER/REUTERS

Les démocraties illibérales sont-elles la traduction de ce phénomène ? Et qu’en pensez-vous ?

Ce n’est pas un hasard si on découvre maintenant que démocratie et libéralisme qui ont fait dans l’histoire un bout de chemin ensemble ne sont pas synonymes et que dans certains cas, le libéralisme n’accepte pas la souveraineté populaire. Que sont les démocraties illibérales ? Des démocraties qui admettent parfaitement le jeu des élections et le pluralisme mais qui prennent la souveraineté populaire au sérieux. C’est le peuple qui décide, pas la Cour suprême ou le Conseil constitutionnel.

Ces institutions ne sont-elles pas des garde-fous contre des dérives antidémocratiques ?

En théorie, elles peuvent servir de garde-fous. Mais d’une part, elles ont un problème de légitimité. Elles se composent en général de personnes qui n’ont pas été élues et qui, comme en France, n’ont même pas besoin d’être juristes. Alors on s’interroge sur la fonction de garde-fous. D’autre part, il y a la question épineuse des droits de l’homme. Elles sont censées les protéger. Mais il y a une telle inflation de ces droits, parfois contradictoires, qu’on ne peut souvent protéger les uns qu’au détriment des autres.

Alain de Benoist, historien des idées et essayiste.
Alain de Benoist, historien des idées et essayiste.© THOMAS SAMSON/BELGAIMAGE

Vous pensez qu’un conservatisme rénové peut avoir de l’avenir. Comment articulez-vous conservatisme et libéralisme ?

Au xixe siècle, les libéraux et les conservateurs étaient totalement opposés. A partir de la fin du xixe siècle, le socialisme et le communisme ont rejeté vers le centre et la droite le libéralisme. A l’époque de l’Union soviétique et de la guerre froide, conservateurs et libéraux se sont retrouvés du même côté. Cette période a pris fin. On s’aperçoit donc que les rapports entre conservateurs et libéraux ne vont pas de soi. Les libéraux ne peuvent l’être qu’aux dépens de leur conservatisme et les conservateurs ne peuvent l’être qu’aux dépens de leur libéralisme. Ceux-ci sont souvent critiques de certains aspects au moins de la modernité. Ce qui n’est pas le cas des libéraux puisque la modernité a engendré le capitalisme et l’individualisme. Les conservateurs sont souvent favorables sinon à l’arrêt du moins à un plus grand contrôle des flux migratoires. Pour les libéraux, en revanche, le libre-échange exige de laisser circuler les capitaux, les marchandises et les personnes. Les libéraux mettent l’accent sur l’individu et ne voient dans les sociétés, les peuples, les nations, les cultures que des agrégats d’individus. Toutes ces contradictions vont sans doute se développer dans les années qui viennent.

Emmanuel Macron représente-t-il l’archétype du libéralisme que vous dénoncez ?

Oui, un peu. Il est un des produits les plus remarquables de cette évolution politique. Depuis que le chef de l’Etat français est élu au suffrage universel, l’élection de 2017 a été la première où les deux finalistes, que tout séparait, avaient néanmoins comme point commun de ne pas se situer par rapport au clivage droite-gauche. Il y a dix ans, cela eût été impensable. L’échiquier politique bouge donc considérablement aujourd’hui.

Vers le chaos ou une autre forme de stabilité ?

Je n’en sais rien. Je crois que la nature politique, comme la nature, a horreur du vide. Mais on peut aller vers des tensions très fortes. Il est trop tôt pour le déterminer. En tout cas, depuis le début du xxe siècle, jamais le monde n’a été aussi incertain qu’aujourd’hui.

Face à cette incertitude, le libéralisme ne reste-t-il pas précisément le référent central ? Même la Chine en a adopté la dimension économique.

Contre le libéralisme, par Alain de Benoist, éd. du Rocher, 350 p.
Contre le libéralisme, par Alain de Benoist, éd. du Rocher, 350 p.

C’est vrai. En même temps, quand un phénomène atteint son apogée, il peut redescendre. On observe tout de même que, un, le libéralisme politique n’est pas au mieux de sa forme (voyez la crise des démocraties libérales) et que, deux, le système capitaliste, avec son déploiement et sa puissance, est face à des contradictions énormes (regardez comment le capitalisme spéculatif et financier s’est substitué au capitalisme industriel, comment les Etats sont devenus dépendants des marchés financiers en raison de leur endettement faramineux, combien les facteurs écologiques menacent…). L’argument selon lequel le libéralisme a triomphé de tout est-il pertinent ? Je trouve qu’ayant triomphé de beaucoup de choses, c’est maintenant qu’il va connaître des problèmes.

(1) Contre le libéralisme, par Alain de Benoist, éd. du Rocher, 350 p.

Pièce au débat

Alain de Benoist est un des fondateurs en 1968 du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (Grece), considéré comme la matrice de la Nouvelle Droite, mouvement qui visait, selon la formule du site d’informations sur l’extrême droite Résistances.be, à  » dédiaboliser les idées de mouvement nationaliste pro-européen, peu ou prou proche de la droite extrême « . L’essayiste est aussi éditorialiste de la revue Eléments, jadis revue officielle du Grece mais qui s’en est distanciée, notamment depuis une refonte du magazine en 2015. Ce parcours interpelle évidemment tout démocrate. Le dernier ouvrage d’Alain de Benoist, Contre le libéralisme, questionne cependant de façon suffisamment intéressante le capitalisme, notamment par ses critiques que l’on pourrait… rapprocher de celles de l’extrême gauche, pour justifier cette interview dans le cadre d’une rubrique Débats.

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