Le Minautore caressant du mufle la main d'une dormeuse (1933-1934), de Picasso, et Etude de nu (1952-1953), de Nicolas de Staël: deux visions du corps féminin. © BELGA IMAGE

Le labyrinthe des passions

Après Monet et Courbet dans Falaise des fous, l’écrivain féru de peinture qu’est Patrick Grainville exécute dans Les Yeux de Milos, sous couvert d’amours contemporaines, le portrait à distance du duo Pablo Picasso-Nicolas de Staël.

Dans son dernier roman (1), Patrick Grain-ville évoque, par l’entremise des aventures amoureuses contemporaines du jeune Milos, les destins de Picasso et de Nicolas de Staël dans la cité d’Antibes d’où est originaire le protagoniste. Prétexte romanesque pour évoquer en toile de fond, dans la lumière aveuglante du sud, la pulsion de vie, la voracité sexuelle du « Minotaure », et celle de mort qui conduira le grand Slave au suicide. Une fois encore, l’amoureux de peinture qu’est l’Académicien de fraîche date applique à son récit sa verve colorée, sa langue charnue, son style d’une exubérance vitale qui donne de la carnation aux mots… « J’aime peindre avec les mots », nous confie d’entrée l’auteur.

Le labyrinthe des passions
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Il y a des peintres de batailles. Ici, êtes-vous celui, à travers le personnage de Milos, de la guerre des amours de ces deux peintres?

Un peu. Chez moi, les amours sont toujours torturées. Picasso et Staël étaient de grands amoureux: le premier maîtrise la chose aux dépens des femmes, alors que le second va en mourir. Le personnage central de mon roman, Milos, va être rattrapé par un amour qu’il a rompu: il est donc en guerre. Chez Picasso, au départ, c’est la sérénade, avant que cela ne se dégrade parce qu’il va voir ailleurs. En amour, il y a souvent une déperdition, des crises, comme chez Racine, le paradis et l’enfer de l’amour.

Avez-vous tenté de traduire l’érotisme des images en mots?

La peinture se révèle plus directe et visuelle, comme dans le cas de Rubens dont l’érotisme est évident lorsqu’il peint Hélène Fourment, sa seconde et jeune épouse. Par la sonorité, le choix des mots, l’écrivain parvient à restituer les scènes de sexe. C’est une gageure, car l’érotisme en littérature peut être très vite à côté de la plaque, de trop ou ridicule. Il est difficile d’éviter l’érotisme chez Picasso: il possède une oeuvre constamment liée à une femme, nouvelle en général. Et c’est souvent excessif: il exécute par exemple une cinquantaine de tableaux prenant pour sujet Marie-Thérèse Walter (NDLR: sa com- pagne de 1927 à 1935). J’ai tenté de restituer Picasso le « Minotaure », sa boulimie invraisemblable d’homme-taureau et les dégâts qu’elle a causés sur ses victimes, sur lesquelles cet artiste exerçait une telle attraction qu’elle en devenait destructrice.

(1) Les Yeux de Milos, par Patrick Grainville, Seuil, 352 p.
(1) Les Yeux de Milos, par Patrick Grainville, Seuil, 352 p.

Un « Minotaure » macho?

Il avait ce côté macho, andalou, méditerranéen, bien observé par Françoise Gilot, une de ses nombreuses compagnes, qui a écrit un livre à son sujet. Picasso voit l’amour un peu comme une corrida. Son rapport aux femmes n’est pas celui de la séduction, mais de l’emprise sur ces femmes. Il était fasciné par la tauromachie, mais sa vision du taureau était celle d’une force. Guernica, c’est un taureau à cheval: il a exprimé ce massacre à travers son vocabulaire de corrida. Il a dit qu’il voulait être picador: rien que ça…

De quoi s’inspirent les scènes de sexe qui jalonnent votre ouvrage?

Ces scènes sont suscitées par la peinture. Nicolas de Staël exécute des nus de sa dernière amante, qu’il célèbre. On le croit plus pur, mais il est obsédé par le corps de Jeanne Mathieu qui ne le rejoint pas à Antibes, où il se suicide. Picasso, lui, peint le sexe de la femme en effet, de façon parfois très littérale. C’est l’homme de la grotte et des cavernes, des cavités, le peintre des sexes. J’ai tenté de restituer le fait que sa peinture et ses gravures deviennent extrêmement polarisées sur ce thème à la fin de sa vie.

Picasso du sud et Staël du nord. Le sexuel face au romantique?

Le Russe Staël, né à Saint-Pétersbourg, est un romantique tout en étant un homme à femmes. Il se situe plus dans l’émotion et la passion, notamment avec son dernier amour. Picasso est plus dans le désir paroxysmique, sans être cynique, mais c’est le sexuel qui l’emporte, tandis que la passion l’emporte chez Staël, laquelle lui dérobe son âme et finalement sa vie.

On a beaucoup parlé, en art, d’un retour à la peinture: vous l’incarneriez en littérature?

Il y a en effet un retour à la peinture, y compris à la figuration, ce qui n’est pas simple à réinventer. Dans mon écriture, j’ai affaire à de grands figuratifs: Falaise des fous, mon roman précédent, tournait autour des figures de Monet et de Courbet, celui-ci de Picasso et de Staël: le premier est un figuratif, en même temps provocateur.

Votre style est pour le coup très figuratif, baroque même…

Moins baroque qu’on ne l’a dit, d’autant que le mot est aujourd’hui galvaudé, voire déprécié. Mon écriture se situe dans la lignée d’écrivains que j’apprécie comme Colette, Giono… Baroque signifie chargé, mobile, pittoresque. Au fond, mes modèles, comme Victor Hugo, sont issus d’une tradition plus française que baroque. Etant jeune, sans doute, j’en ai fait un grand usage mais, en vieillissant, je me suis décanté et resserré. Mais j’aime que les mots soient suggestifs, qu’il y ait des sensations, des combinaisons de couleurs: que l’écriture soit expressive!

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