Pirly Zurstrassen, enseignant au Conservatoire de Bruxelles : " Le niveau global en fin d'études n'a cessé d'augmenter. " © HATIM KAGHAT

Le jazz et le Conservatoire

Ils ont donné naissance à plusieurs générations de jazzmen belges. Les Conservatoires royaux de Liège et Bruxelles, en particulier, restent aujourd’hui l’incubateur majeur d’une aventure au-delà du sonore.

Le 28 décembre 2019, le tromboniste-compositeur-chef d’orchestre et chanteur intermittent, Garrett List, tire sa révérence à l’âge de 76 ans. Né en Arizona, cet amateur avéré de boissons comme de musiques fermentées, est Liégeois depuis 1980. Cette année-là, le directeur du Conservatoire de Liège, le frondeur Henri Pousseur (1929 – 2009) propose à l’Américain d’y donner un workshop pendant deux semaines. Garrett accepte l’offre sans savoir qu’il entame ainsi trois décennies bouillantes dans l’ardente enceinte scolaire. Le diplômé de la Juilliard School qui a baladé son trombone dans l’avant-garde new-yorkaise, de La Monte Young à Talking Heads, est à l’initiative d’une classe d’improvisation. Parmi ses élèves, le flandrien Kris Defoort et puis Fabrizio Cassol, gamin d’Ougrée aujourd’hui reconnu comme l’un des musiciens belges les plus créatifs à l’international.

Le Conservatoire n’est ni une bonne ni une mauvaise chose en soi, cela dépend de ce que vous en faites.

Bourlinguant avec son trio à géométrie variable AKA Moon, écrivant de multiples musiques de spectacles, dont les créations chorégraphiques d’Alain Platel, Fabrizio Cassol, né en 1964, n’a jamais oublié ses années d’apprentissage :  » En arrivant au Conservatoire de Liège au début des années 1980, j’ai fréquenté ce qui s’appelait encore les Séminaires de jazz. Le cours de Garrett List était celui de quelqu’un qui avait une grande expérience : il avait travaillé avec des tas de talents, que ce soient Steve Lacy, Church Lewis ou Ornette Coleman pour lequel il avait écrit des pièces symphoniques. La chose la plus importante qu’il nous a enseignée a été de relier l’improvisation à une certaine façon de vivre, une certaine qualité de vie.  »

Julien Tassin :
Julien Tassin :  » Le Conservatoire est un accélérateur. « © PHILIPPE CORNET

Pour Fabrizio Cassol et sa génération, le jeu musical de jour se prolonge la nuit dans les clubs et bars liégeois, comme Le Lion s’envoile, qui fait pétroler le jazz au-delà du bop. Il hante aussi Le Cirque divers tenu par la bande à Michel Antaki, où il croise des pointures à la Jacques Pelzer, toujours prêt à dégainer du sax.  » Liège et le Conservatoire étaient des lieux fluides, souligne-t-il. Henri Pousseur s’est battu pour régulariser les cours de jazz et que des musiciens comme Garrett et d’autres deviennent professeurs complets et reconnus. Il ne s’est pas trompé puisque l’exemple de Liège a été précurseur de ce qui s’est ensuite passé dans toute l’Europe, l’ouverture au jazz de Conservatoires enseignant initialement le seul classique.  »

L’expérience américaine

Quatre décennies après cette première irruption du jazz au Conservatoire, temple du classique, Fabrizio Cassol analyse l’événement comme une sorte d’ADN à long terme. Au téléphone depuis Hammamet, au sud-est de Tunis, où il travaille sur un programme intégrant les jeunes musiciens méditerranéens, il mesure l’accomplissement liégeois :  » Ce trip collectif, allié à la recherche d’un langage, me paraissent terriblement passionnants. Et quand le Conservatoire de Bruxelles s’est également ouvert au jazz quelques années après Liège, j’ai compris que c’étaient les villes qui fabriquaient les sons, plutôt que les pays concernés. Parce que, de toute manière, les politiciens ne s’intéressent guère à la culture.  »

Il faudra donc que la culture s’importe autrement que par la voie officielle. C’est le cas pour plusieurs jazzmen belges qui, dans les années 1970 – 1980, suivent peu ou prou les cours du Berklee College Of Music, institution bostonienne de haute volée qui, au fil des ans, engrange les profs prestigieux comme Pat Metheny, Joe Lovano ou Richard Bona. Y ont séjourné les pianistes Michel Herr et Charles Loos, feu le guitariste Pierre Van Dormael et le saxophoniste-flûtiste Steve Houben. Ce dernier, fin des années 1970, entretient une correspondance avec Henri Pousseur. L’échange épistolaire amène le jazz dans les structures de l’enseignement belge. Steve Houben commente ce moment pivot :  » Il n’existait pas d’école de jazz en Belgique. On a dû obtenir une habilitation officielle pour ouvrir un cours de jazz. Il faut se rendre compte qu’il n’y avait pas d’édition de partition pour apprendre à improviser, tout devait se faire d’oreille. Il n’y avait pas non plus de relevés de solos de grands maîtres : lorsqu’on a commencé à décortiquer le jazz, certains pensaient qu’on n’apprenait pas à devenir jazzman. Pour certains, la technique de la Berklee School était du jazz  » appris « , pas la véritable musique supposée venir de l’intérieur. Et puis Bruxelles a fait appel à moi dans les années 1980, ouvrant une section de jazz complète, c’est-à-dire qui enseigne les différents instruments, du trombone au piano, mais qui donne aussi des cours théoriques.  »

Fabrizio Cassol est reconnu comme l'un des musiciens belges les plus créatifs.
Fabrizio Cassol est reconnu comme l’un des musiciens belges les plus créatifs.© PHILIPPE CORNET

Jazz bolognais

Un moment directeur du Conservatoire de Liège, Steve Houben constate qu’aujourd’hui, il n’y reste plus qu’une  » petite classe de jazz. On est loin du jazz fleurissant partout dans les écoles américaines… Je crois que les études de jazz pourraient être plus courtes : peut-être deux ans au lieu de cinq. Mais cela dépend quand même beaucoup de la maîtrise des techniques musicales qui facilitent et développent l’improvisation, de nos fonctions physiologiques, de nos capacités ou pas d’être créateur.  » Et peut-être aussi d’être dans un certain esprit scolaire. Ainsi Melanie De Biasio, talent majeur de la musique belge actuelle – amplement reconnue à l’international – était loin de faire l’unanimité du corps enseignant lors de son passage au Conservatoire de Bruxelles. Défendue par quelques-uns, comme Steve Houben, elle en est sortie forte de ses propres convictions : accaparant les leçons données pour les intégrer dans son propre cosmos musical. On aurait aimé connaître le sentiment de l’intéressée mais un message téléphonique à son adresse est resté sans réponse.

Autre talent naturellement jazz de 2020, autre carolo, le guitariste Julien Tassin, né en 1982, sorti du Conservatoire de Bruxelles, confirme le caractère éminemment scolaire de l’établissement. Depuis 2002 et l’aboutissement du processus de Bologne, le cursus s’y aligne sur le schéma universitaire : trois années de bac et deux de master.  » Il y avait des cours superflus, pointe Julien Tassin, comme celui d’acoustique purement théorique, cet autre de psychologie ou encore des leçons de marketing sans véritable connexion à la profession d’artiste. Je peux reprocher au Conservatoire que j’ai fréquenté des manques évidents avec la réalité du terrain : par exemple, on aurait pu nous informer sur le booking ou le managing (NDLR : pour décrocher plus de dates de concert et bien s’organiser).  »

Ces critiques émises n’empêchent pas Julien Tassin d’avoir tiré de ses cinq années une grande satisfaction :  » Je me suis retrouvé avec des gens qui parlaient la même langue que moi, des camarades d’esprit avec lesquels je peux discuter du dernier album écouté, qui amènent une véritable émulation. Avec de formidables pédagogues qui élargissent considérablement mon vocabulaire, tout en prenant en compte ma personnalité musicale. Le Conservatoire est un accélérateur, il fait gagner du temps sur le travail musical.  »

Gestion du stress

Parmi les profs marquants cités par Julien Tassin, le guitariste Paolo Radoni (1949 – 2007) et le multi-instrumentiste Pirly Zurstrassen. Né en 1958, celui-ci a aussi vécu la transformation aventureuse menant les institutions exclusivement dédiées au classique à des maisons partiellement dévouées au jazz et, plus timidement, aux autres musiques :  » Il y a aujourd’hui une répartition des tâches entre les Conservatoires francophones, en plus de leur vocation classique. Bruxelles est spécialisé en musique ancienne et en jazz, Liège plutôt en musique contemporaine et Mons s’ouvre à la musique électronique et à… l’accordéon.  »

Tout en concédant qu’au fil des trois ou quatre dernières décennies,  » le niveau global en fin d’études n’a cessé d’augmenter « , Pirly Zurstrassen, enseignant au Conservatoire bruxellois depuis 1990, mesure les enjeux actuels. Ceux où le/la jazzman/woman devra trouver, via l’enseignement, une sorte de cursus intégral, au-delà des enjeux purement musicaux. Signe des temps, il donne depuis 2016, deux fois par an, un séminaire de gestion du stress :  » Le Conservatoire ne va pas créer un cours officiel sur le sujet mais il s’agit de donner une impulsion et des outils aux étudiants. Libre à eux de continuer ensuite cette initiative via la méditation.  »

Il faut sans doute de la zenitude puisque ces dernières années, le Conservatoire francophone bruxellois – il existe aussi un pendant flamand – a surtout fait parler de lui pour ses plafonds défectueux et ses charpentes minées, menaçant de s’abattre sur profs et étudiants. Aux dernières nouvelles, les travaux devraient s’échelonner au moins jusqu’en 2023, aussi lents que les talents nouveaux incarnent dans l’instant un jazz frondeur, transgenre, dénué de stéréotypes et pressé de trouver son public. A l’image de Julien Tassin et d’autres, le phénomène actuel ressemble à une contagion positive.

Le Conservatoire comme incubateur total ? Pour Florent Jeuniaux, guitariste au sein de Echt ! et Commander Spoon, deux des plus intéressantes formations néojazz belge actuelles,  » le Conservatoire vous met dans un mode de travail qui vous pousse à aller plus loin. Vous vous y concentrez sur un style de musique, sur un certain type d’esthétique, et du coup, vous vous laissez moins aller à une approche plus intuitive. Il faut donc quelques années pour décanter, pour atteindre votre propre ADN artistique. Finalement, le Conservatoire n’est ni une bonne ni une mauvaise chose en soi, cela dépend de ce que vous en faites. « 

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