Le jardin divers des lettres belges

La Belgique francophone compte, au mètre carré, un nombre étonnant d’écrivains de qualité. Parcours d’un paysage aussi riche que diversifié

La littérature n’est pas une entreprise, mais un paysage. Pas question, donc, de dresser un bilan, mais bien de convier à une promenade, riche en rencontres de qualité. Notre tour d’horizon le confirme à l’envi. Précisons que cette évocation est loin d’être exhaustive, en particulier en ce qui concerne les dramaturges, dignes d’un dossier à part entière.

Ce parcours se limite volontairement à la génération actuelle, ce qui inclut évidemment les aînés qui continuent à nourrir activement notre patrimoine littéraire, tels les Bertin, Vaes, Rolin, Bauchau, Compère, Thinès et bien d’autres…

Les jeunes loups

Une fois n’est pas coutume, bousculons le protocole en faisant d’abord place aux jeunes loups: une meute de romanciers et nouvellistes, pleins de vitalité, aux talents divers et souvent originaux. Avec les noirceurs résolument piégées cultivées par Thomas Gunzig, tout juste couronné du prix Rossel, les fables socio-surréalistes de Nicolas Ancion ou les subtiles et énigmatiques évocations, par Xavier Hanotte, du jeu mortel des deux guerres mondiales. Avec l’oeuvre de Laurent De Graeve, disparu il y a peu, en pleine jeunesse, mais qui laisse derrière lui trois romans aussi importants par la flamboyance de l’écriture que par l’insolence salubre et par le courage de leurs positions contre l’hypocrisie et l’intolérance. Avec la rigueur d’épure des deux premiers romans du poète Daniel De Bruycker, ou avec l’imaginaire fantasque du nouvelliste Michel Torrekens. Avec la prolixité et l’éclectisme de polygraphes (ce n’est pas péjoratif) comme Vincent Engel, Xavier Deutsch ou Philippe Blasband qui tirent tous azimuts (nouvelles, romans, essais, théâtre, etc.), en ratant rarement leur cible.

Les jeunes loups sont aussi des jeunes louves. Avec, bien entendu, la plus fêtée de toutes par le public: la futée ourdisseuse Amélie Nothomb, qui n’est jamais meilleure que lorsqu’elle se sert de sa propre vie, et dont la célébrité n’a pas entamé l’authenticité. Mais aussi avec une romancière comme la très douée Elisa Brune, singulièrement attentive aux conditions si simples et si difficiles du bonheur et aux blessures dont la vie est prodigue. C’est aussi ce qu’ Ariane Le Fort exprime à sa manière, plus désinvolte. Quant à la trop rare Sophie Buyse, on attend d’elle de nouvelles passions porteuses de fantasmes.

Les aînés

Pour passer à leurs aînées, c’est encore ce souci « humaniste », au sens le plus fraternel du terme – même s’il s’agit surtout des grandeurs et servitudes de la féminité -, qui anime en grande partie les textes de l’Italo-Belge Nicole Malinconi, de Véra Feyder (également poétesse et dramaturge), de Geneviève Bergé, d’ Anne François ou de la Brugeoise Régine Vandamme. Quant à la démarche très personnelle de Caroline Lamarche, elle est marquée par le besoin d’exprimer dans une totale sincérité et hors de tout interdit les pulsions les plus contradictoires de la personnalité. On trouve chez Anne-Marie La Fère un goût certain pour l’énigme psychologique avec, notamment, des interrogations plus orientées vers les mystères de la création artistique.

Françoise Lalande met aussi ses talents de romancière à part entière au service de biographies sensibles comme celles de la mère d’Arthur Rimbaud ou de Christian Dotremont. Ce qui est également le cas d’ Yvonne Stecyk pour Mazeppa ou Elisabeth de Russie.

Restent ce que l’on pourrait appeler, révérence parler, les « grandes pondeuses », dont le succès populaire va sur son erre et en toutes directions, telles Françoise Mallet-Joris ou Jacqueline Harpman.

Au nombre des romanciers « humanistes » masculins qui n’ont plus à s’imposer s’ils ont encore à dire, on trouve, bien entendu, les noms d’ Henri Bauchau, orfèvre du mythe, du sondeur d’âmes Charles Bertin, de Pierre Mertens, toujours à l’écoute de deux consciences: celle du monde et la sienne, d’autres lettrés universitaires comme Patrick Roegiers (le Mac Gyver de nos lettres), le poète et romancier Jacques Cels ou Jean Claude Bologne dont l’oeuvre romanesque va de pair avec celle de l’historien et du linguiste. Sans oublier deux cas aussi remarquables par leur longévité d’écrivain que par la quantité et la diversité de leurs travaux, deux surdoués venus de l’enseignement et tous deux – à leurs heures et avec leurs registres particuliers – essayistes, romanciers, musiciens, historiens, poètes et philosophes: l’insatiable et généreux Georges Thinès et le facétieux et tout aussi généreux Gaston Compère.

Parmi les valeurs sûres et confirmées de la création romanesque, François Emmanuel se taille une place de choix. Avec autant de maîtrise pour exprimer l’étrangeté poétique et signifiante que les retentissements du passé sur les couches profondes de la personnalité (une veine très différente de celle de son frère, Bernard Tirtiaux, qui s’est taillé quelques succès avec des récits frottés d’imagerie médiévale). On trouve aussi bien dans les romans et dans les recueils de nouvelles de Michel Lambert une appréhension très subtile et sensible des fêlures de la vie quotidienne. Ce qui est également le cas des nouvelles d’ André Sempoux. Quant au poète Michel Joiret, ses romans révélateurs d’angoisses profondes sont aussi des plaidoyers passionnnés pour l’amour sous tous ses aspects. Si l’homme n’est évidemment pas étranger à leurs préoccupations, les montreurs de prodiges et autres contrebandiers des espaces improbables, poétiques ou mystérieux – sans être pour autant des écrivains « fantastiques » ou de science-fiction – méritent une place à part. C’est assurément le cas de Guy Vaes, dont l’oeil acéré interroge l’énigme profonde des choses et des êtres et, rimbaldien en l’occurrence, tente de voir « ce que l’homme a cru voir », alors que tout est apparence et faux-semblant.

Chez Francis Dannemark, la vision poétique accompagne toujours une marche, un voyage, une rencontre, pour transcender l’ordinaire des choses et transformer l’insignifiance en nourriture, un peu comme dans un film de Rohmer. Pour Bernard Gheur, ce sont les nostalgies de la jeunesse, des temps révolus, des anciennes amours, qui nimbent de magie des récits pourtant menés avec une sûreté limpide. Montreur de prodiges: c’est également ce qui définit Adamek, dont la plume, tantôt réaliste, tantôt baroque, est aussi apte a créer des personnages extravagants et de superbes pandémoniums que des vagabondages dhôtéliens ou des ambiances à la Mac Orlan, mais toujours avec la même foi dans la nécessaire fraternité des hommes et la même intelligence avec la nature. Intelligence célébrée aussi, avec une grande virtuosité, stylistique dans les romans de Jean-Pierre Otte, également fasciné par les mythes fondateurs de la tribu en général.

« Fabulistes » et conteurs

Parmi les observateurs narquois de nos moeurs et des « fabulistes » de la société, entre farce signifiante et parabole tragique, se déploient des talents aussi divers que ceux de Patrick Virelles, Stefan Liberski, Alain Berenboom, Jean-Luc Outers, Alain van Crugten ou Thierry Haumont, dont l’oeuvre est également liée au réalisme magique. Jean-Philippe Toussaint, lui, s’est fait un nom comme singleton belge du militantisme minimaliste. Dans le paysage, il faut saluer aussi la succession assez disparate des surréalistes entretenue, notamment et avec panache, par les « Daily-Buliens » André Balthazar et Paul Bury ou, plus dans les formes de l’Oulipo, par un Jean-Pierre Verheggen qui fait rire les mots pour conjurer l’angoisse.

S’ils sont romanciers, certains écrivains sont encore davantage d’excellents conteurs, souvent proches du régionalisme au meilleur sens du terme. C’est le cas de René Hénoumont (à la plume ce que Poulbot est au crayon), Roger Foulon, Jacques Henrard (également dramaturge), Jean Mergeai, Carlo Masoni, Guy Denis (également essayiste et proférateur irascible), Armel Job, Alain Bertrand, Christian Libens, Christian Raucy et bien d’autres encore.

Polar, fantastique, SF and co

Et puis, voici la ronde des polars, menée par deux endiablées polissonnes: Pascale Fonteneau, la plus belge des Bretonnes, et Nadine Monfils, la plus parisienne des Bruxelloises, celle-ci inspirée par une tribu montmartroise parfaitement déjantée où évolue l’impayable commissaire Léon. Tout cela sous l’oeil paterne des aînés, André-Paul Duchateau (également scénariste de BD et héritier direct – et prolifique – de Stanislas André Steeman) et Alexandre Lous (autre face du Janus Baronian). Parmi les praticiens du roman policier figurent également en bonne place Bruce Mayence, Patrick Delperdange, Paul Couturiau ou Willy Deweert, zélateur de l’occulto-catho-polar.

En passant à la littérature fantastique, on tombe fatalement sur les héritiers de Jean Ray et, notamment, sur l’inoxydable Thomas Owen qui partage aujourd’hui la papauté du genre avec un autre romancier et nouvelliste: Jean-Baptiste Baronian, dont, par ailleurs, l’action éditoriale a naguère fait beaucoup pour familiariser le grand public avec cette discipline où excelle aussi, aux confins du réalisme magique, une nouvelliste comme Anne Richter.

Genre parallèle et parfois croisé, la science-fiction belge, dans la foulée de J.-H. Rosny et aussi de Marcel Thiry, se soucie davantage du sens et de la portée profonde des anticipations ou des phénomènes imaginés – fussent-ils habilement conçus – que d’enfantillages et de quincailleries cybernétiques. Jacques Sternberg a notamment nourri cette veine avec brio, tout comme son cadet Alain Dartevelle, qui réussit à renouveler le genre.

« Caractériels »

Pour en finir avec les prosateurs, un coup d’oeil encore, mais nécessaire, sur des écrivains majeurs que l’on pourrait qualifier de « caractériels » à divers égards: l’ancien Belge Marcel Moreau, plus admirable encore dans ses élégies à la gloire de la femme que dans ses écrits enragés, le « banni » Jean-Claude Pirotte assez génial pour faire, avec un seul passé – mais chargé d’errances, d’amitiés et de vin rouge -, des merveilles sans cesse renouvelées ou encore ce visionnaire passionné du quotidien, Eugène Savitskaya, dont le souci d’invisibilité pourrait presque passer pour de l’ostentation.

Le cercle des poètes

Et puis, voici le cercle des poètes dont on sait qu’en Belgique le centre est partout et la circonférence nulle part. Sans compter que beaucoup d’entre eux portent aussi les casquettes de romancier, de nouvelliste, de critique, de dramaturge ou d’essayiste. C’est notamment le cas, parmi les aînés, des Guy Vaes, Gaston Compère, Charles Bertin, Jean Tordeur, Georges Thinès, Philippe Jones, André Gaschtz, Frédéric Kiesel ou Roger Brucher. Au nombre des poètes les plus féconds, les plus populaires (pour autant que la poésie puisse l’être) et les plus présents dans les palmarès de ce temps, s’imposent des noms qui, heureux hasard, quadrillent le pays. Avec l’Hennuyère Claire Lejeune, la Bruxelloise Liliane Wouters et son concitoyen Jacques Crickillon, l’Anversois Werner Lambersy, le Gembloutois William Cliff, le Gaumais Guy Goffette, le Liégeois Jacques Izoard, ou encore le Cinacien Eric Brogniet. Comment faire, sinon citer des noms à propos d’un moyen d’expression qui requiert des approches encore autrement subtiles et circonstanciées que celui des prosateurs? La liste est encore longue et l’on y trouve des talents aussi divers que ceux de Claude Haumont, Francis Dannemark, Paul Emond, Fernand Verhesen (également traducteur et animateur des précieuses éditions poétiques du Cormier), Jean-Pierre Verheggen, Frans De Haes, Daniel De Bruycker, Lucien Noullez, Luc Norin, Pierre Coran, Carl Norac, Marc Quaghebeur, Luc Dellisse, etc.

Sans oublier celle qui s’est tue récemment: Janine Moulin, à qui l’on doit, outre une oeuvre à la fois sensible et rigoureuse, la création des « Midis de la Poésie », présidés aujourd’hui par Anne Richter, et qui constituent un des vecteurs les plus actifs et les plus populaires de la littérature en général et de la poésie en particulier (qui en a bien besoin).

Fin d’une promenade au pas de charge qui, une fois encore, se termine sur un majuscule « etc. » où l’on voudra bien voir une formule d’excuse envers les oubliés plutôt qu’une fosse commune.

Ghislain Cotton

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