» Le hasard ne sourit qu’à ceux qui y sont préparés « 

 » Elles ne sont pas toutes là, on a dû faire le ménage. « Au 6e étage d’un austère bâtiment beige tapi à l’arrière du campus Erasme (ULB, Anderlecht), Cédric Blanpain, scientifique ultradoué et rapidement arrivé à maturité, indique le dessus d’une armoire. On y voit 17 traces d’explosions de joie. Dix-sept bouteilles de champagne vides ayant célébré une publication dans Nature (le must, dans ce milieu), l’accouchement d’une de ses collaboratrices ou l’obtention d’un énième prix pour le Laboratoire Blanpain, véritable référence dans la recherche sur les cellules souches. Depuis plus de dix ans, Cédric Blanpain traque ces cellules, aussi puissantes que fascinantes. Sa chasse inlassable flirte avec le rêve : bloquer la progression du cancer en comprenant le rôle joué par les cellules souches dans son développement.

Le Vif/L’Express : Ces dernières années, vous avez accumulé les publications dans les revues les plus prestigieuses. Plus jeune, est-ce que vous nourrissiez le désir de faire des grandes découvertes ?

Cédric Blanpain : Non. Adolescent, je voulais simplement soigner les gens, très directement. J’avais aussi une fascination pour les maladies neurologiques et ce que l’on ne comprend finalement toujours pas : le plaisir, la cognition, la conscience. Ma mère était médecin et je feuilletais ses magazines médicaux. L’idée d’être utile par la santé a germé, je me suis lancé en médecine pour découvrir qu’en première année, on n’étudie pas la médecine, mais bien les sciences fondamentales. La biologie et la physique m’ont attrapé, et, pendant les grandes vacances de ma première année d’université, je suis allé faire un stage dans un laboratoire. La recherche m’a directement collé à la peau.

Cette envie de labo l’a donc emporté sur la volonté de soigner les gens directement.

La clinique me fascinait tout autant. Je me suis d’ailleurs spécialisé en médecine interne. J’ai vraiment traité des patients quand j’étais jeune médecin, je suis sorti sur les crashs d’autoroute, donc ma formation est double. Le contact avec les patients cancéreux, durant mes stages, m’a particulièrement chamboulé. La relation avec ces patients est extrêmement forte mais bien souvent on les perd. Ces moments charnière ont abouti sur une évidence : ma contribution dans la lutte contre le cancer passait par la recherche.

En 2011, vous avez identifié les cellules causant le carcinome spinocellulaire, qui représente le deuxième cancer de la peau le plus fréquent chez l’homme. Selon le Centre international de recherche sur le cancer, les cancers, tous types confondus, auront augmenté de 75 % pour 2030. Il y a urgence.

Dans les pays occidentaux, les cancers sont la deuxième cause de mortalité après les maladies cardio-vasculaires. Ils augmentent, en partie, parce que les populations vieillissent. Notre apport c’est d’avoir démontré que les cellules souches sont souvent à l’origine des cancers. Pourquoi ? Dans l’organisme, chaque cellule qui meurt doit être remplacée, sinon nos tissus peuvent s’atrophier. Les cellules souches, qui peuvent à la fois s’autorenouveler et donner lieu à une cellule qui va accomplir une fonction donnée,  » sentent «  quand il faut donner vie à une cellule. Pour cette raison, elles doivent vivre très longtemps, en se renouvelant. Or le cancer est une accumulation de petites anomalies génétiques, qui vont à un moment bouleverser la cellule. Les cellules souches et leur durée de vie considérable sont donc beaucoup plus enclines à accumuler les mutations nécessaires au cancer. Il faut donc comprendre comment entraver les fonctions de ces cellules souches cancéreuses.

Justement, est-ce que la Belgique s’investit assez dans le recherche contre le cancer ?

On n’en fait jamais assez, mais on essaye de bien faire. En plus des fonds publics que l’on reçoit, des initiatives comme le Télévie permettent de payer beaucoup de chercheurs et la Fondation contre le cancer ventile des budgets substantiels pour de la recherche fondamentale mais également thérapeutique. J’aime bien ces deux exemples, car il ne s’agit pas de deniers publics mais de la générosité individuelle. Et la différence entre les pays où la recherche sur le cancer décolle et là où elle est moins bonne se joue sur l’envergure de cette générosité. En Angleterre, le Cancer Research UK, qui est l’équivalent de la Fondation contre le cancer belge distribue plus de 800 millions d’euros par an. La différence avec notre pays est sensible. Si le Belge se montre déjà généreux, il pourrait l’être encore plus. (NDLR : en Belgique, la Fondation a récolté 18 millions en 2010, dont un peu plus de six ont été à la recherche.)

La recherche scientifique fourmille de particularités. Ses codes sont exigeants, mais, surtout, elle est un symbole de la mondialisation, car internationale et hautement concurrentielle.

Exactement. Pour toutes nos études, on est dans une compétition permanente, davantage entre des pays qu’au niveau belge. Je dis à mes jeunes : si vous avez une bonne idée, soyez certains qu’elle va germer dans la tête de quelqu’un d’autre. Dans notre monde, être deuxième revient à être le dixième : on devient invisible. L’avantage, pour les patients, c’est que cette concurrence fait avancer la recherche plus vite. La vie de chercheur implique donc une pression psychologique importante. On n’arrive pas au top avec trente-cinq heures par semaine. En face de nous, on a les Américains, qui sont très agressifs, dans leur sens du terme. Ils n’ont pas de limites, s’il faut bosser nonante heures par semaine, ils le feront. Si des membres de mon équipe se font scooper, ils doivent comprendre que tous leurs efforts seront un peu anéantis.

Cette fulgurance américaine, vous l’avez expérimentée durant quatre ans au laboratoire d’Elaine Fuchs, spécialiste des cellules souches de la peau, à la Rockefeller University de New York. Quel souvenir gardez-vous de cette expérience ?

C’était extraordinaire. Le campus n’était finalement pas beaucoup plus grand que celui d’Erasme, où je travaille aujourd’hui, mais il y avait 70 professeurs, dont 50 étaient des sommités mondiales. Toutes les deux semaines, on publiait dans Nature, Science ou le Journal of Stem Cell. J’ai compris ce que c’était d’être toujours plus exigeant avec soi-même. Je le répète à mon équipe : on ne naît pas excellent. Les surdoués sont rarissimes et la recherche est un art qui se pratique. Il faut faire chaque expérience comme si c’était la dernière fois, même si on va devoir la répéter. C’est un peu comme dans la philosophie zen : que l’on balaie ou que l’on fasse de la peinture, il faut se concentrer au maximum, comme si c’était la seule chose qui comptait encore.

Quand vous ne traquez pas les cellules, vous êtes notamment un grand fan de jazz. L’esprit qui y règne a-t-il un rapport avec la recherche ?

Mon jazzman préféré, c’est sans doute Miles Davis et toute sa filiation artistique. J’adore surtout la période fin 1960, début 1970, lorsqu’il sort In a Silent Way ou Tribute to Jack Johnson. On passe tout d’un coup du jazz conventionnel au jazz électrique et Miles Davis repère avec un flair extraordinaire les talents les plus brillants. John McLaughlin, Wayne Shorter, Chick Correa : tous ceux qui jouaient avec lui sont devenus des superstars. Il faut appliquer le même schéma à la recherche. Ce n’est pas nécessairement le chef qui va donner au groupe toute sa puissance, mais il devra avoir le flair de s’entourer de gens dotés d’une identité propre.

Le jazz renvoie parallèlement à la notion d’énergie et de cran, d’audace, qui sont également des composantes de votre travail.

Il est aussi question d’improvisation. En recherche comme en jazz, il faut être prêt à des changements de rythme que tout le monde va devoir suivre. Les phénomènes les plus intéressants, les découvertes les plus excitantes viennent d’une manière inattendue, il faut être prêt à voir, à rebondir, sinon on va écarter des pistes cruciales. On dit souvent que le hasard ne sourit qu’aux personnes qui y sont préparées.

Votre travail sur les cellules souches et leur capacité à recréer d’autres cellules et donc des organes appelle forcément un questionnement éthique. Va-t-on un jour pouvoir nous régénérer totalement, nous recréer en cas de pépin ?

On peut effectivement ramener une cellule tout à fait différenciée à son principe le plus primitif, à son point de départ. Il s’agit en quelque sorte de faire remonter le temps de manière artificielle. On a déjà fait du clonage reproductif chez toute une série de mammifères, les premiers étant des grenouilles, et, en théorie, le clonage humain est possible. Mais quand on fait du clonage de mammifères, dans 95 % des cas il y a de la casse, des problèmes de croissance, des insuffisances respiratoires. Aucune université ne tolérerait le clonage humain. On irait à l’encontre de millions d’années de sélection naturelle, qui ont visé à trouver les meilleures combinaisons. En tentant de reproduire de manière artificielle un patrimoine génétique, ne va-t-on pas engendrer une catastrophe ? Quelle valeur éthique allons-nous donner à ces clones ? Ils seront vivants, mais en même temps ce seront de simples donneurs d’organe qu’on va tuer pour récupérer un coeur compatible. Cela n’est pas acceptable.

Créer un coeur, cela demeure acceptable ?

Cela ne me pose aucun problème éthique de manipuler des pièces de tissus que l’on devrait recréer. Des collègues ont soigné des patients touchés par des maladies congénitales de la peau qui, au moindre choc, présentaient des ulcères cutanés. Ils ont corrigé le gène et l’ont transplanté sur le patient. Tant qu’on est certain que la manipulation ne va pas engendrer un cancer, c’est très bien. Ces prochaines années, nous allons avoir plein d’applications dans lesquelles on va recréer des mini-organes à partir de cellules souches embryonnaires. Nous, on étudie le coeur, mais ma collègue Francesca Antonica, qui travaille aussi à l’ULB, a recréé, fin 2012, une thyroïde de souris fonctionnelle. Par contre, pour les neurones c’est plus compliqué, car ils fonctionnent selon les connexions qu’ils doivent trouver et il ne sera pas facile de recréer ces dernières.

Vous avez choisi de revenir des Etats-Unis et de créer un laboratoire en Belgique. Pourquoi ?

Je suis fier d’être Belge et Européen. Ça c’est le côté purement émotif. Il y a aussi ce côté un peu naïf qui me rappelle que l’enseignement belge nous donne beaucoup. Aux Etats-Unis, une année d’étude coûte de 30 000 à 50 000 euros. Chez nous, on peut faire de la médecine pour 700 euros par an. L’Etat a beaucoup investi dans ma formation, j’avais envie d’offrir quelque chose en retour. Enfin, mon épouse, qui est médecin, ne pouvait pas exercer aux Etats-Unis et je ne voulais pas que mes enfants vivent trop loin de leur famille et de leurs racines.

Il y a-t-il une vie en dehors de la science ? On dirait que vous menez une espèce de sacerdoce.

Ne vous trompez pas : je ne suis pas un workaholic. Entre 16 et 25 ans, je dévorais les romans, comme je dévore les articles scientifiques. J’adore les voyages, pas ceux qui servent à aller à un congrès, non, les vrais. Si j’étais moins obnubilé par le fait d’aboutir dans mes recherches, je referais tout cela. Pour le moment, mon obsession c’est de maintenir l’équipe à flot. J’ai passé les trois derniers mois à chercher de l’argent. Une personne me coûte 20 000 euros par an en consommable, j’ai 30 personnes sous mon aile, faites le compte. La Région wallonne m’aide bien, mais à raison de 30 % de mon budget total seulement.

L’univers scientifique baigne dans une atmosphère multiculturelle, où selon vos mots, les acteurs sont des  » progressistes dans l’âme « . La notion de frontière nationale n’y est pas fort présente. Quel regard portez-vous sur les éternelles tensions entre le nord et le sud du pays ?

Je ne les ressens pas avec mes collègues flamands. Beaucoup votent pour la N-VA, mais aucun ne le fait pour des raisons nationalistes ou linguistiques. Ils effectuent sans doute ce choix parce que c’est peut-être le seul parti qui shoote dans la fourmilière et qui parle beaucoup d’éviter la stagnation. J’évite de parler français avec mes collègues flamands, même si je ne parle pas néerlandais. Donc on parle anglais, ça nous met à égalité et ça évite ce côté arrogant qui veut imposer le français. Avant de faire de la science, je n’avais pas d’amis flamands. Pourtant, on a tout pour nous réunir. Un Flamand et un Wallon se ressemblent davantage entre eux, de leurs faciès aux villages qu’ils habitent, qu’avec leurs voisins immédiats. Dès lors, pourquoi ne pas prendre l’anglais comme langue en commun ?

PROPOS RECUEILLIS PAR QUENTIN NOIRFALISSE – PHOTOS : FRÉDÉRIC PAUWELS/HUMA

 » Les surdoués sont rarissimes et la recherche est un art qui se pratique. Il faut faire chaque expérience comme si c’était la dernière fois, même si on va devoir la répéter  »

 » J’évite de parler français avec mes collègues flamands, même si je ne parle pas néerlandais. Donc on parle anglais, ça nous met à égalité « 

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