Le Hasard de Cheratte, un patrimoine s’éteint

Non, le patrimoine industriel n’est pas toujours tragique ou rébarbatif. Franck Depaifve et Axel Ruhomaully en ont fait un pari esthétique et chaleureux. L’histoire de regards croisés entre l’art et le souvenir, dans le charbonnage du Hasard à Cheratte.

Ils s’étaient perdus. Une balade en région liégeoise qui les avait inopinément menés dans ce quartier aux maisons ouvrières érodées par la désuétude. Le genre d’endroit où l’on ne flâne pas. Mais une tour avait accroché leurs regards. Majestueuse, dans son style néo-médiéval. Ce 16 mai 2014, le hasard les avait conduits au Hasard. Un charbonnage sans vie depuis sa fermeture en 1977, mais qui continue de surplomber le village de Cheratte, à Visé, arrimé entre flanc de colline et bord de Meuse.

Plus pour longtemps. A ce moment-là, Axel Ruhomaully et Franck Depaifve l’ignoraient encore, mais le site industriel désaffecté disparaîtra bientôt du paysage, démoli en partie pour être reconverti. A ce moment-là, les deux photographes y voyaient juste un décor parfait pour  » se faire plaisir entre copains « . A ce moment-là, ils ne se doutaient pas que cette rencontre fortuite deviendrait leur idée fixe.

 » Depuis près de six mois, on met notre carrière professionnelle à l’arrière-plan pour nous consacrer à un projet. Cela faisait longtemps que je ne m’étais plus autant amusé ! « , sourit Franck Depaifve. Son accent français trahit ses origines, bien qu’il vive désormais à Bruxelles. Reconverti dans le conseil en communication, il a débuté comme photographe à Paris, où il a rencontré Axel Ruhomaully fin des années 1990. Ce Belgo-Mauricien manie pour sa part toujours l’objectif et a installé son trépied dans les plus beaux palaces de l’océan Indien, depuis qu’il est retourné vivre sur son île. Dès que les deux amis se retrouvent, ils prennent leurs appareils et partent à la recherche de clichés. Comme ce 16 mai 2014.

Des stars françaises aux mineurs cherattois

Ce ne fut pas simple, mais ils parvinrent à convaincre la SPI (agence de développement économique de la province de Liège, propriétaire du site minier depuis 2013) de leur ouvrir les grilles. Comme s’il photographiait un hôtel de luxe, Axel Ruhomaully débarque avec ses 50 kilos de matériel. Chaque prise de vue dure entre trois et cinq heures, le temps d’éclairer chaque élément avec minutie.  » Un boulot monstrueux « . Durant dix jours et dix nuits, ils inspectent tous les recoins du charbonnage, immortalisent chaque pièce, chaque outil, chaque logo gravé dans la pierre.  » Puis on est tombé sur la salle des casiers, portant tous un numéro de matricule. Il y en avait bien 1 500 ! Un choc. On a compris que ce serait du simple voyeurisme de se contenter des lieux sans s’intéresser aux gens.  »

Franck Depaifve pousse alors la porte du Pacific, une taverne où on parle moins de clientèle que d’habitués.  » Vous savez où je pourrais trouver d’anciens mineurs ?  » Le barman désigne Giuseppe, qui se met à lui raconter sa vie.  » Quand je lui demande s’il accepterait d’être photographié, il m’envoie bouler. Comme j’étais convaincu que j’allais réussir à en persuader d’autres, j’ai quand même contacté Roméo Balancourt.  » Un ancien du studio Harcourt à Paris, où ont posé à peu près tout ce que la capitale française compte comme célébrités. Lui-même a tiré le portrait à Emir Kusturica, Michel Galabru, Franck Dubosc, Marie Gillain… Pourtant, il accepte de venir passer deux jours à Cheratte pour un shooting sans strass ni paillettes.

Tontons flingueurs

Mais deux jours avant sa venue, Franck Depaifve n’a toujours pas de modèle. Il a pourtant sonné aux portes, visité des commerces locaux, convaincu le médecin du coin de lui renseigner ses patients. Tous l’ont envoyé sur les roses.  » J’étais à deux doigts d’annuler la venue de Roméo. Je marchais dans la rue à Cheratte. Depuis la cour d’une école, une surveillante m’a souri, voyant mon air dépité. Je lui ai expliqué que je devais trouver quinze mineurs. Elle m’a répondu :  » Pas de problème ! »  » Luciana, fille d’une famille ayant pignon sur rue dans le quartier, rameuta les anciens copains de son père, qui avaient travaillé au charbonnage. Le studio fut installé à l’école, les élèves assistèrent à la séance, observant souvent avec fierté leur grand-père sous les projecteurs.

 » Des bavards qui se sont trop longtemps tus, résume Franck Depaifve. La fermeture en 1977 s’était mal passée, c’est sans doute parce que c’était toujours douloureux qu’ils ne voulaient pas qu’on s’intéresse à leur passé. Mais les photos ont été un prétexte pour renouer les liens entre eux, alors qu’ils ne se voyaient plus qu’aux enterrements. Aussi, ils ont voulu laisser un témoignage digne à leurs enfants et petits-enfants et faire le deuil de cette partie de leur vie. Nous, on s’attendait à un univers à la Zola, on est tombé sur les tontons flingueurs !  » Des personnages. Italiens, Espagnols, Polonais, Turcs, Marocains… Des accents à couper au couteau, des anecdotes à la pelle. Surtout, une solidarité et une tolérance intactes. Sous l’objectif de Roméo Balancourt, ils ont l’air de jeunes retraités, comme si l’art lissait les années. Mais ils ont tous plus de 80 ans et la maladie ne les épargne plus.

De l’Unesco à Google

Le temps presse avant que ces voix et que le Hasard ne s’éteignent.  » On avait toutes ces photos des lieux et des objets, ces portraits et aussi des capsules vidéo… C’aurait été dommage de tout garder dans des cartons, il fallait trouver un moyen de les diffuser.  » Ils constituent une asbl, Meta-morphosis, et envoient un mail à l’Unesco. La responsable des partenariats leur répond dans l’après-midi et les rencontre peu après. Elle ne peut les aider financièrement – le site n’est pas classé au patrimoine mondial – mais les convie au congrès mondial du patrimoine, à Bonn, en compagnie de 50 invités triés sur le volet. Ils y rencontrent le responsable du Google Cultural Institute qui, séduit, leur enverra une équipe pour numériser le charbonnage.

Les photographes contactent également tous les niveaux de pouvoir belges, ainsi que différentes institutions et entreprises. Là, tout devient plus compliqué, plus lent, bien qu’ils parviennent finalement à nouer quelques partenariats et à obtenir des subsides. Par contre, ils ne trouvent pas d’éditeur pour concrétiser leur livre.  » Ça n’intéresse que les Cherattois « , leur répond-on inlassablement.Qu’à cela ne tienne, ils l’éditent eux-mêmes et tirent 2 000 exemplaires, disponibles en librairie depuis décembre dernier. Ils vont probablement devoir réimprimer. Ils devraient également monter une exposition à Liège, aux Grignoux et au Musée de la vie wallonne.

Pour eux, évoquer le patrimoine ne doit pas nécessairement être austère et barbant, mais peut être esthétique et différent. Notamment pour sensibiliser les jeunes. Comme à l’école de Cheratte : les enfants ont compris leurs racines.  » Il y a un vrai travail de mémoire à faire pendant qu’il est encore temps. Cela peut aussi être un outil marketing pour faire revivre ces sites en quête de reconversion.  » La vidéo de présentation de leur projet se termine par :  » Meta-Morphosis, rendez-vous postindustriel. Premier arrêt : Hasard de Cheratte « . Car Franck Depaifve et Axel Ruhomaully veulent désormais faire revivre d’autres passés.

Ceci n’est pas que du patrimoine, éditions Meta-Morphosis, 240 p.

Par Mélanie Geelkens – Photos : Meta-Morphosis

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