Le grand retour de l’Amérique

Les entreprises réinvestissent, la consommation repart, le déficit se réduit : les Etats-Unis renouent avec la croissance. Grâce au boom énergétique et à une politique volontariste, Obama et ses troupes entrevoient la sortie de crise, malgré de lourdes séquelles. Radiographie d’un come-back dont l’Europe reste spectatrice.

Un tour de magie. C’est ainsi que les observateurs ont qualifié, stupéfaits, la nouvelle annoncée la semaine passée par le Congressional Budget Office (CBO), qui fait référence en la matière : le déficit public américain va se résorber rapidement, passant de 7 % du PIB en 2012 à 4 % cette année, puis à seulement 2,1 % en 2015. Pour la seule année 2013, ce sont 200 milliards de dollars de plus que prévu qui ont été retrouvés dans les caisses de l’Etat fédéral ! Le tout après que, des mois durant, démocrates et républicains ont ferraillé, au dollar près, sur la meilleure manière d’éviter de transpercer le plafond de la dette. Le sujet semblait brûlant : il est, du coup, repoussé à la rentrée, au plus tôt. Par quel miracle ? Il s’agit, en partie, d’une grosse bourde du CBO, qui avait mal calculé le montant des rentrées fiscales. Mais cette cagnotte résulte surtout d’une vraie tendance de fond : la croissance est de retour, avec son lot de bonnes nouvelles. Recettes en hausse, redémarrage du marché immobilier et résurrection du consommateur, toujours prêt, de ce côté de l’Atlantique, à dégainer l’une ou l’autre de ses cartes de crédit.

Mois après mois, malgré les nids-de-poule qui sillonnent le motorway de la reprise, le buggy américain reprend, cahin-caha, sa marche en avant : les marges des entreprises sont à un plus haut historique, le moral des ménages s’améliore doucement, et la croissance devrait bel et bien être au rendez-vous en 2013, entre 2,5 et 3 %. Pas le Pérou, certes. Mais pas l’Europe non plus, dont l’encéphalogramme économique demeure désespérément plat. Ben Bernanke, le patron de la Fed, la banque centrale américaine, s’est même permis, la semaine passée, un coup de pied de l’âne : le principal danger qui pèse sur l’économie américaine, selon lui, c’est… la stagnation de la zone euro !

Un retournement d’autant plus spectaculaire que le pays fut, il y a six ans, l’épicentre d’un séisme financier qui continue, aujourd’hui encore, de faire trembler le Vieux Continent sur ses bases.  » Le grand pragmatisme des autorités leur a permis de s’extirper du marasme « , analyse Brett Ryan, économiste à la Deutsche Bank, à New York. Concrètement, le placide Bernanke, qui a consacré sa vie à étudier les causes de la crise des années 1930, a déversé des tombereaux de liquidités sur l’économie, pour éviter le collapse. Au point d’y gagner un surnom :  » Helicopter Ben « . Quant à Barack Obama, après son plan de relance de 2009, il a retardé autant que possible, malgré la pression des républicains, le moment des coupes claires dans le budget de l’Etat :  » Je ne ferai rien qui soit préjudiciable au mode de vie des classes moyennes « , affirmait-il encore, bravache, il y a quelques semaines, indifférent aux imprécations des ténors du Grand Old Party.  » Ils ont fait les choses dans l’ordre, analyse Pierre Sabatier, chef économiste au cabinet PrimeView. D’abord renouer avec la croissance, ensuite réduire progressivement les déficits.  »

Et ça marche.  » Surtout, poursuit Sabatier, les Américains ont révolutionné en quelques années le modèle économique sur lequel reposait la prospérité depuis des décennies.  » Alors que le Vieux Continent demeure englué dans une doxa d’un autre âge, l’Amérique avance et se transforme. Exit la politique de la demande, qui avait fini par surendetter les ménages et gonfler démesurément la sphère financière. Place à une politique de l’offre, qui vise à redonner des marges de manoeuvre aux entreprises, à les pousser à produire sur place et à exporter. Le made in America est de retour.

Pour réussir ce come-back hollywoodien, les autorités n’ont pas lésiné sur les moyens. Quitte à renouer, sans trop d’états d’âme, avec un volontarisme que l’on pensait révolu depuis l’avènement du reaganisme, au siècle dernier. D’abord, par le biais d’une politique monétaire ultra-accommodante, cocktail de taux d’intérêt au plancher, pour pousser les entreprises à investir, et de baisse du dollar, qui rend les firmes américaines plus compétitives sur les marchés étrangers. La part des exportations dans le PIB est ainsi passée de 9 % en 1995 à 13,5 % aujourd’hui.

Surtout, Washington s’est emparé sans barguigner du boom des gaz et pétrole de schiste, et en a subventionné massivement la production. Transformant radicalement le paysage d’Etats entiers, du Dakota du Nord à l’Utah, en passant par le Texas, le Michigan, l’Oklahoma ou encore le Tennessee. En cinq ans, plus de 40 000 puits ont ainsi été forés, pour le meilleur et pour le pire. Reste qu’en 2010 les Etats-Unis sont devenus les premiers producteurs mondiaux de gaz. Un scénario qui, selon l’Agence internationale de l’énergie, devrait se répéter pour le pétrole d’ici à 2017 : l’Amérique dépasserait alors l’Arabie saoudite. En 2030, le premier consommateur mondial d’or noir pourrait même en devenir exportateur !

Selon les analystes de Citigroup, ce boom devrait augmenter le produit intérieur brut américain d’environ 1 demi-point par an. Grâce à lui, le prix du méthane est de trois à quatre fois moins cher pour les entreprises locales que pour leurs homologues européennes, et jusqu’à dix fois moins élevé que pour leurs concurrentes asiatiques. Comme, de l’autre côté du Pacifique, les salaires chinois ont nettement augmenté, les médias américains se sont emparés, durant la campagne présidentielle de 2012, du thème de la relocalisation. Dans un dossier qui fit date, le magazine Time affirmait même que les  » localnomics « , dans l’après-crise, étaient voués à se substituer définitivement aux  » reaganomics « , qui avaient inauguré, dans les années 1980, l’ère de la mondialisation heureuse.

Pas une semaine ne s’écoule, depuis, sans que la presse alimente la chronique de telle ou telle entreprise qui a préféré revenir sur le sol natal, lassée des voyages incessants, d’une qualité pas toujours irréprochable ou de coûts de transports trop élevés. A l’image d’Otis, qui a rapatrié ses ascenseurs du Mexique à la Caroline du Nord, de Whirlpool, qui a renforcé son usine américaine de robots KitchenAid, ou du fabricant de jouets Wham O, qui a fait revenir de Chine en Californie sa production de Frisbee. Plus significatif, General Electric produit désormais localement ses derniers modèles de réfrigérateurs et lave-linge. Au total, GE, dont le patron, Jeff Immelt, a affirmé que  » l’outsourcing était un modèle du passé « , aura créé 3 000 emplois à Louisville (Kentucky) ces deux dernières années et réembauche des centaines d’ingénieurs dans son nouveau centre de recherche du Michigan. Le leader du matériel de construction Caterpillar s’est aussi illustré dans cette vague de  » reshoring « . Mais il est trop tôt pour dresser un véritable bilan, en termes d’emploi notamment. D’autant que les investissements les plus spectaculaires réorientés vers les Etats-Unis l’ont été par les pétrochimistes, fabricants de verre, d’acier ou d’aluminium, très consommateurs d’énergie mais pas forcément de bras…

Bien sûr, le storytelling, comme toujours ici, accompagne et amplifie – au point parfois de les idéaliser – les grandes transformations. Et tout n’est pas rose, dans cette Amérique-là, derrière la façade rutilante de la  » manufacturing renaissance « , annoncée dès l’été 2011 par le Boston Consulting Group.  » Mandrake Obama « , lui-même, est aux prises avec plusieurs affaires qui remettent gravement en question la probité de son administration. Et force est de constater que le président n’est pas parvenu, au cours de son premier mandat, à faire baisser le chômage. Le redémarrage de l’économie ne crée pas autant d’emplois qu’espéré, et la job machine n’a toujours pas retrouvé son rythme de croisière :  » On ne devrait pas rattraper le niveau antérieur à la crise avant 2014 « , pronostique Justin Wolfers, professeur d’économie à l’université du Michigan. Le taux de chômage américain (7,5 % en avril) demeure cependant largement inférieur à celui de la zone euro (12,1 %).

Plus globalement, beaucoup pointent une croissance inégale, qui profiterait davantage aux plus aisés qu’aux plus pauvres, ou même à ces classes moyennes tant courtisées par Obama durant la campagne pour sa réélection (voir l’encadré ci-dessous). Enfin, la sphère financière, alimentée par la politique de taux bas de la Fed, demeure une gigantesque machine à créer des bulles – une  » great bubble machine « , pour reprendre le titre d’un article retentissant de Rolling Stone, qui passait au vitriol les pratiques de la banque d’affaires Goldman Sachs. Même si la Fed a annoncé qu’elle pourrait revoir à la baisse, à la rentrée, ses injections massives de liquidités, chacun sait que la fin du laxisme monétaire n’est pas à l’ordre du jour. Au risque de nouveaux atterrissages douloureux.  » L’une des grandes forces de l’Amérique, relativise cependant Pierre Sabatier, c’est sa capacité à exporter ses bulles et ses crises. L’objet principal, sinon unique, de la politique économique est de défendre les entreprises et les emplois américains.  » On peut louer ou déplorer cette realpolitik. On ne peut qu’en constater, cette fois encore, les succès.

PAR BENJAMIN MASSE-STAMBERGER

L’Amérique a révolutionné le modèle économique sur lequel reposait sa prospérité

 » L’une des grandes forces de l’Amérique, c’est sa capacité à exporter ses bulles et ses crises  »

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