Le grand pardon

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : le philosophe et romancier Pascal Bruckner.

A l’arrière d’une des plus anciennes rues parisiennes, une cour en pavé se dévoile. A droite, un escalier poli par les ans colimaçonne et vous mène au dernier étage d’un immeuble où, sur le palier, attend le philosophe et romancier Pascal Bruckner. Physiquement, il emprunte autant à la rigueur du protestant qu’à la liberté de l’éternel étudiant. Et c’est avec deux tasses de thé dans les mains qu’il vous entraîne sous les toits, dans un salon qui fait également office de bureau et dont les murs sont tous tapissés d’oeuvres d’art. Le thé fume, une playlist distille des morceaux de jazz, et Bruckner meuble un peu en se demandant ce qu’on peut bien lui vouloir. Il vous félicite de l’avoir alpagué à la Foire du livre, sans ça, il n’est pas certain qu’il aurait accepté de vous parler d’art.

Si le philosophe a quelque peu hésité quant au choix de ses oeuvres préférées, il est rapidement retombé sur Religieuse italienne fumant la cigarette, dont il avoue garder pieusement l’image dans son téléphone. Et puis, c’est de Clovis Trouille, un artiste dont le nom sonne comme une blague, le comble du mauvais goût pour certains, mais un genre que Bruckner confesse  » aimer beaucoup « . Sourcil relevé, il mesure son petit effet et, tout sourire, poursuit :  » J’ai toujours été séduit par sa manière d’hérisser l’art figuratif de toute une série de symboles phalliques et sexuels. A son époque, la France était encore très  » petite bourgeoise « , très conventionnelle ; et tout à coup apparaît un artiste, complètement à contre-courant, provocateur à souhait et qui se fiche éperdument de choquer tout le monde.  » Une opposition à la bien-pensance qui n’est pas sans rappeler les nombreux ouvrages de ce philosophe qui, loin de suivre le vent, vante les mérites du fric (La Sagesse de l’argent), dénonce  » l’islamophobie « , le nouveau racisme qui empêche toute critique de l’islam (Un Racisme imaginaire), ou vilipende l’intransigeance de l’écologie (Le Fanatisme de l’Apocalypse). Sans compter ses nombreux essais ou romans sur l’amour dont les deux premiers étaient écrit avec Alain Finkielkraut, son  » autre « , avec lequel il entretenait jadis une amitié quasi fusionnelle.

A une époque où  » tout vaut tout  » et où la démocratie dérape en dictature de la bien-pensance, la parole de Bruckner absout un peu et déculpabilise beaucoup. Une sorte de  » grand pardon « , sans dieux. A l’évocation de son parcours d’agitateur d’idées ou de pourfendeur de l’air du temps, Bruckner minaude comme une jeune fille que l’on complimenterait sur sa beauté ; avec ses joues qui rosissent, il semble pourtant plus proche d’un vrai timide que d’un faux modeste. Et c’est l’air plus confiant qu’il reprend :  » Trouille, c’est un peu la comédie du sexe comme on s’interdit de la vivre. Un érotisme simple finalement, un style où la chair est joyeuse, un monde dépourvu de tristesse et d’inquiétude et dans lequel la nudité est un plaisir. « S’il confie, l’oeil pétillant, que le spectacle de la nudité reste pour lui un bouleversement constant, Bruckner précise : » Mais pour que l’érotisme fonctionne, il faut un interdit, un petit interdit comme cette religieuse qui nous promet bien du plaisir. « 

Thèmes souvent abordés dans ses essais : la chute des tabous et la perte du désir.  » Depuis 1968, ce que nous avons gagné en liberté, nous l’avons perdu en désir et, faute de tabous auxquels se heurter, le désir finit par s’épuiser et meurt sans avoir pu exister.  » iPad sur les genoux, Pascal Bruckner balaie des doigts les autres opus de Trouille.  » C’est difficile de choisir mais je préfère quand même cette petite nonne, les autres font un peu cirque, un peu Michou (NDLR : célèbre cabaret transformiste, à Paris) à la grande époque. Alors que ma petite nonne, elle me promet du plaisir dans l’exercice divin, aucune référence à la transgression ou à lafaute, juste de la subversion.  »

A observer le choix de Pascal Bruckner, il est permis de douter que Mai 68 ait véritablement balayé tous les tabous, en tout cas, pas ceux des chrétiens. Car Bruckner – contrairement à ce que beaucoup pensent – n’est pas juif mais chrétien. Un  » enfant de Marie  » qui, après avoir fortement critiqué sa religion, en finit par revenir aux origines, louant désormais  » la force de ces institutions qui résistent au temps « . D’autant que, estime le philosophe, la situation a changé :  » Depuis qu’on égorge les prêtres dans les églises, je me sens encore plus solidaire de ma culture.  » Considéré comme  » néoconservateur  » hier,  » réac  » aujourd’hui et  » sioniste à la solde d’Israël « , il s’amuse de ces qualificatifs et semble avoir le cuir dur.

Tout sauf la paix des sens

Son second coup de coeur ? Il hésite toujours. Otto Dix ou George Grosz. Dans un cas comme dans l’autre, l’univers est noir, triste, la guerre omniprésente et les corps mutilés ; une iconographie qui n’est pas sans rappeler la vie de Pascal Bruckner où la violence semble très présente. Impassible, il lape une gorgée de thé et enchaîne, sourire un peu triste :  » Je me suis pris tellement de coups que j’aurais sans doute pu faire un bon soldat.  »

Des bagarres dans la rue avec des voyous qui – lorsqu’il était plus jeune, avec ses cheveux longs et sa silhouette gracile – le prenaient pour un homo ; des cassages de gueule d’hommes jaloux ; mais surtout une enfance où, pour reprendre son expression, c’est tous les soirs  » théâtre « . D’insultes en raclées, Pascal et sa mère vivent dans un drôle de quotidien où règne Bruckner père, un tyran plutôt cumulard (antisémite, raciste et adepte du national-socialisme) qui se plaît à persécuter sa femme et son fils unique. Heureusement, il y a la mère, une femme qui l’aime sans doute un peu trop, du genre à dire à ses petites amies qu’avec sa santé fragile, si son fils fait trop l’amour, il en mourra.  » Face à cela, vous avez deux options : l’affrontement ou la fuite. Et j’ai toujours eu la chance de pouvoir prendre la tangente. Par ma maladie d’abord (la tuberculose) qui, enfant, me permettait d’être placé dans des maisons de soins à l’étranger, puis par la lecture (il écrit son premier livre à 17 ans) et enfin par mes études que je poursuivais à Paris (une thèse sous la direction de Roland Barthes). La fuite à Paris ensuite, la fuite dans le sexe aussi…  »

Et, se redressant dans sa chaise de bureau :  » Le sexe, c’est un peu comme la drague ; ça nous permet de nous sentir vivant. Eros/Thanatos, c’est peut-être banal mais ça reste tellement vrai. Je pense d’ailleurs que le contraire de la libido n’est pas la chasteté mais la fatigue de vivre. Je vois ça avec certains de mes amis :  » la paix des sens « , ou du slip si on veut le dire plus vulgairement, une sorte de crépuscule, un manque d’appétit pour la chair et pour le monde qui finit par vous dessécher un peu.  »

La terreur des salles obscures

Sur la cheminée, des photos en couleur. Sa fille, fruit de ses amours avec Caroline Thompson, petite-fille de Gérard Oury ; son fils, né alors qu’il n’avait que 19 ans ; et quelques-unes que l’on devine être lui. Une enfance que raconte Pascal Bruckner dans un de ses romans, Le Bon Fils, qui, en lui permettant de cracher  » tout son fiel « , l’a réconcilié avec son père.  » Comme quoi, on en guérit. Regardez, je suis toujours là.  » Et declôturer, l’air stoïque, en posant sa tasse de thé à ses pieds :  » Finalement, je prendrais Otto Dix et je vais vous montrer pourquoi.  » Il quitte sa chaise à roulettes et vous emmène découvrir les oeuvres accrochées à ses murs. Pas de Dix, mais quelques-unes qui ne sont pas sans rappeler l’univers du peintre de La Guerre. Une photo prise à Weimar  » avant le drame « , un tableau qui fait songer à un camp de concentration, Pensionnat de jeunes orphelins, et un tableau de Zoran Music,  » le peintre préféré de Mitterrand « , relève-t-il en reconnaissant pencher, lui, plutôt pour les oeuvres violentes ou cruelles ; elles l’apaisent.  » Pour moi, Dix, c’est un peu le fils de Jérôme Bosch, sauf qu’avec Dix, l’enfer et le purgatoire ne sont pas dans l’au-delà, ils sont ici et ce sont les hommes qui les créent. Je serais heureux de posséder un Dix. Cet univers macabre, c’est tout ce que j’aime. Sans doute est-ce dû à mon enfance jésuite. La passion du Christ, le culte des écorchés, c’est quand même le christianisme qui les inventait. Un peu comme un film d’horreur  » – une de ses grandes passions pour laquelle, il révèle en regarder au-delà du raisonnable :  » Depuis toujours, j’adore ce frisson des salles obscures, deux heures durant lesquelles nos propres terreurs s’extériorisent. C’est une sorte d’épreuve que l’on traverse soi-même…  »

Incollable sur les chefs-d’oeuvre du genre et, à grand renfort de références, Bruckner digresse avec passion :  » Je pense que les films d’horreur ont pour fonction d’exorciser la panique, les angoisses et les peurs de l’être humain. Les thèmes sont d’ailleurs toujours un peu les mêmes et la plupart du temps sont puisés dans un fond chrétien médiéval.  »

Un peu comme un tableau de Jérôme Bosch, Le Jugement dernier, son troisième choix.  » Si l’on y regarde de plus près, que ce soit dans une église, un tableau de Bosch ou un film d’horreur, les monstres n’ont pas tellement changé et la représentation du mal reste la même. Sauf qu’avec un film, on pense maîtriser sa peur ; on rit, on a peur et puis tout le monde s’apaise. Sauf moi : le soir, dans mon lit, j’ai les jetons, vous n’imaginez pas. Il m’est même arrivé de dormir avec un couteau sous mon lit, au cas où je serais la prochaine victime d’un serial killer ou d’un mort- vivant. C’est ridicule, j’en conviens, mais je ne sais pas faire autrement.  »

Il a beau philosopher sur le monde, des peurs, Pascal Bruckner en a toujours. Comme celle de la maladie grave,  » un mal qui vient de nous « . Ou celle d’un attentat dans le métro.  » Ce serait bête, j’ai encore tellement de choses à faire.  »

Dans notre édition du 12 mai : Sophie Karthäuser.

PAR MARINA LAURENT – PHOTO : DEBBY TERMONIA

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