Le Grand Moghol

Son dernier livre, L’Enchanteresse de Florence, nous transporte de l’Italie des Médicis à l’Inde du monarque éclairé Akbar. Un de ces fabuleux voyages entre Orient et Occident dont Salman le magicien, installé à New York, a le secret. Rencontre à Manhattan.

De notre envoyé spécial

S’il pouvait remonter le temps, Salman Rushdie choisirait de vivre à la cour de celui que l’Orient considère comme le plus magnifique souverain de l’univers et dont l’Occident, embarrassé de clichés et d’ignorance, méconnaît encore très largement la fabuleuse histoire. Ce monarque, dont la splendeur éclipse celles de Soliman le Magnifique et du calife de Bagdad, c’est Akbar. Le Grand Moghol Akbar était musulman et végétarien.  » Il fut surtout un guerrier qui n’aspira qu’à la paix, un roi philosophe, bref une contradiction vivante « , précise Salman Rushdie.

Faute d’être né dans l’Inde du xvie siècle, Rushdie, qui vit le jour dans le Cachemire opprimé du xxe et survit depuis vingt et un ans sous la menace d’une fatwa (laquelle, pour avoir été officiellement levée, n’en continue pas moins d’être bien réelle aux yeux de quelques fous de Dieu), a décidé de poser ses valises à New York. A lire son nouveau roman, extraordinaire odyssée où les héros se promènent de la Florence des Médicis à la fastueuse cité indienne de Sikri, on comprend que Manhattan est, à ses yeux, la ville où il faut vivre aujourd’hui.  » L’anonymat de cette métropole qui ne dort jamais me protège, explique-t-il. J’ai longtemps habité en bordure de Central Park et j’adore venir me ressourcer dans ce jardin unique au monde. New York est une ville de la démesure. Un admirable mensonge. Mais qu’étaient Florence à la Renaissance et Sikri capitale de l’Orient ? « 

Telle est la question qu’explore Rushdie dans ce livre drôle, enlevé, érudit et fantasque, où l’on croise le Grand Moghol Akbar, mais aussi Nicolas Machiavel, Laurent le Magnifique, Amerigo Vespucci, le moine intégriste Savonarole, la Simonetta, et même Dracula, le prince des vampires. Rushdie s’amuse, et le lecteur voyage.  » Au départ, raconte Rushdie, j’ai voulu retracer le destin d’un prince que l’Occident ne connaît pas. Akbar fut un monarque éclairé bien avant que cette expression ne prenne vie dans l’Europe des Lumières. Je voulais montrer que l’Orient du xvie siècle constituait une civilisation plus raffinée qu’on ne le croit. Puis j’ai inventé l’histoire de cette Enchanteresse, venue de l’Orient à Florence à l’époque où les Italiens abordaient l’Amérique en pensant gagner les Indes. J’ai surtout découvert à quel point le progressisme de la Renaissance, en philosophie et dans les arts, se heurtait aux poids des intégrismes et des superstitions. Il fut un temps, nous l’avons oublié, où le naturel et le surnaturel coexistaient en des logiques similaires. « 

Tout commence à la façon des Mille et Une Nuits. Un mystérieux étranger qui se fait appeler Mogor dell’Amore, à moitié magicien, à moitié aventurier, arrive à la cour d’Akbar avec le titre, usurpé, d’ambassadeur d’Angleterre. Démasqué, il ne doit son salut qu’à l’invraisemblable histoire qu’il conte au souverain : celle des liens secrets qui unissent la cité impériale de Sikri et la plus belle ville d’Europe, Florence. Akbar écoute avec gourmandise. Le lecteur, captivé, tourne avec la même joie des pages explosives de sensualité et d’onirisme. Salman Rushdie, au mieux de sa forme, entrelace destins imaginaires et réalité historique. Car notre étranger, qui prétend être le fils de l’Enchanteresse de Florence, une princesse moghole contrainte à l’exil et veillée par un intrépide soldat florentin, affirme également, au mépris de toute cohérence chronologique, être l’oncle d’Akbar le Grand.

Lorsqu’il évoque ce roman  » écrit d’une traite « , Salman Rushdie le New-Yorkais se remémore le sous-continent qu’il a laissé derrière lui :  » Je n’ai aucune nostalgie de la grandeur passée de mon pays, mais j’éprouve l’envie de montrer, par des mots, que l’exotisme de pacotille dans lequel on enveloppe l’Inde des maharajas n’est rien à côté de ce que fut le dessein d’Akbar le Grand. Je suis fasciné par tous ceux qui, sur terre, tentent de dépasser leur condition. Akbar a construit Sikri, en Inde, comme s’il s’agissait de la cité qui devait être le centre de l’univers. Et, en écoutant cet étranger, il découvre que les Italiens ont fait de même avec Florence. Aujourd’hui, oui, ce serait New Yorkà C’est pourquoi je ne me sens ni indien, ni américain, ni d’aucun pays, mais d’une ville : je me sens new-yorkais, mais pas américain. « 

De livre en livre, Salman Rushdie lance des passerelles entre deux mondes antagonistes.  » L’un des facteurs unificateurs entre Orient et Occident fut longtemps la magie, explique le romancier, le regard traversé par une lumière malicieuse. Elle a régi les comportements amoureux aussi bien que les actions politiques et il est probable que le meilleur moyen de passer les frontières était de devenir expert en quelque sorcellerie.  » L’Europe renaissante se figurait la sorcière en vieille fille étique, décharnée, grotesque. Pour Rushdie, qui préfère parler d’enchanteresse, il s’agit d’une superbe femme, mystérieuse, cultivée, au potentiel érotique plus que troublant. Avec cette Enchanteresse de Florence, on erre de bordels en harems, on navigue sur des gondoles ou à bord de vaisseaux armés par des condottieres, on chevauche de la Perse aux Pouillesà

Au détour, une pique à l’encontre des fondamentalistes

 » Le voyage, clame Rushdie, est le premier pas vers la métamorphose, à laquelle nous tentons tous de résister. Parfois, cette métamorphose passe par la trahison. Parfois, elle est ce qui nous fait avancer et peut nous sauver.  » Philosophe, Rushdie ? Il s’esclaffe, pourfendant les prétendues sagesses orientales :  » Il n’y a aucune sagesse particulière en Orient, fait-il dire à l’un de ses personnages. Les êtres humains sont tous aussi fous les uns que les autres.  » En revanche, le livre recèle un vibrant éloge de la féminité :  » La femme, dit Akbar, détourne votre esprit de la mort, sèche vos larmes brûlantes et calme votre envie de savoir à quoi ressemble le Jugement dernier.  » Plus taquin que sulfureux, Rushdie s’autorise une nouvelle pique à l’encontre des fondamentalistes de tous pays en faisant allusion, au détour d’une page, aux Versets sataniques. Mais, surtout, il nous instruit en nous divertissant. C’est là le grand mérite de ce romancier majeur. Les mots, plus sûrement que n’importe quelle femme amoureuse, peuvent ensorceler. L’écrivain, lorsqu’il est passé maître dans l’art délicat de domestiquer les mots, tisse alors un charme qui détourne de l’inessentiel et ramène à soi-même. C’est ce qu’a parfaitement compris Salman Rushdie, l’enchanteur de Manhattan.

L’Enchanteresse de Florence, par Salman Rushdie, trad. de l’anglais par Gérard Meudal. Plon, 420 p.

François Busnel

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