Rosanne Mathot © XZAROBAS

Le grand blues

Où il est question de Mussolini, d’anthrax et d’une  » gitane anarchiste « .

On se regarde trop le nombril ? Possible. Mais allez regarder le nombril des autres : vous verrez comme vous serez bien accueilli. En même temps, n’est-ce pas là le job des nouveaux agents constatateurs, ces citoyens payés pour traquer les incivilités ? En Belgique, on ne  » constate  » pas une infraction. On la CONS-TA-TA-TE.

– Ma dai ! C’est une milice populaire, ça. Bravo, les Belges !

La bouche de Goliarda s’ouvrit en O, comme un ulcère tout rond : d’emblée, elle l’avait reconnu, le Duce. Il faut dire que l’arrière-petite-fille de la  » gitane anarchiste  » (la singulière Leda Rafanelli, cette Italienne convertie à l’islam et maîtresse du dictateur italien) avait lu toutes les lettres passionnées que son aïeule et Mussolini avaient échangées. Pas possible : Il était revenu, le Benito.

E tornato ! hoqueta la serveuse (1).

L’homme à tout faire, le vieil Heinrich, eut une légère crise cardiaque. Le menton saillant du dictateur italien se réfléchissait hardiment dans tous les miroirs de la salle.  » Il veut quoi, le salingue ? Qu’on lui torde encore le cou ?  » souffla-t-il à la serveuse.  » Basta ! lui répondit-elle d’un oeil muet. On ne rigole pas avec des gars comme lui…  »

Au moment où Mussolini, sur le ton dur de l’injonction, commanda à Goliarda un sorbet au chianti et à l’angostura, un coursier entra dans le café.

– J’ai un colis pour Theo Francken.

– Ah, mais il y a erreur, confusion, rétorqua Goliarda. On ne fait pas boutique avec le pouvoir.

– Eh bien tant pis, dit le mec, donnez mon colis à Mussolini, là-bas. Il transmettra. (2)

– Je ne vois pas le rapport…

– Mussolini, Francken… Pour moi, c’est blanc bonnet et bonnet blanc. Et, franchement, mademoiselle, on a mieux à foutre que de comparer la couleur des bonnets, non ?

Et le gars s’en fut, laissant derrière lui le café et tout ce fatras qui trempait dans l’eau qui arrosait Bruxelles. Mussolini, qui attendait sa glace dans le murmure exalté des autres clients, explosa :

– MAINTENANT, TOUT LE MONDE SE TAIT OU JE VOUS JURE QUE JE VOUS ESTOURBIS DE MES PROPRES MAINS SI ON NE M’APPORTE PAS MA GLACE TOUT DE SUITE !

Goliarda, ces propos-là, ça lui mordait l’intérieur. De grosses larmes lui dessinaient un sentier le long des joues. Elle se mit à chanter un blues qui aurait pu fendre le coeur de n’importe quel gardien de Fossoli ou de Buchenwald. Il y avait toutes les plantations de coton et toutes les tristesses errantes des Juifs, là-dedans. C’était d’un émoi fou. Les gens, dans le café, ils écoutaient ça, en apnée. Foudroyés. Ce fut Le Grand Bleu au Geyser, ce soir-là. Le grand blues. Et Goliarda, en chantant, elle disait tous ces trucs qu’on ne peut jamais dire avec des mots…

Mais c’est pas tout ça. L’heure tourne ! Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film, qui va démarrer sur la Une, à 20h15…

(1)  » Il est revenu ! « . Sono tornato est une comédie qui vient de sortir sur les écrans italiens et qui met en scène le retour de Mussolini.

(2) A la suite d’une (fausse) alerte à l’anthrax, le cabinet du secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration a dû être évacué, le 18 janvier dernier.

Un tiers de fiction, un tiers de dérision, un tiers d’observation. Et un tiers de réalité.

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