Rosanne Mathot © XZAROBAS

Le gang des vieux aux équerres

Où il est question de la poursuite de la  » bruxellisation  » de la capitale (1), d’un gang de vieux urbanistes en colère (2) et de pintjes commandées en flamand (3).

Le minuscule halo d’une lampe de poche trifouille l’obscurité morcelée : partout, en ville, la lumière néon, celle des bureaux, des magasins et des supermarchés, cette lumière zombie, ni vivante ni morte, troue la nuit de son éclat putride. Subitement, un cri de chouette enrouée saute par-dessus un parapet de brume. C’est le signal. Deux voix craquelées par l’âge complotent sur un trottoir. Ça sent la poudre et les manigances.

– Du Massif central au périnée, le temps sera humide. C’est ce qu’on a dit à la radio.

– Merci, m’sieur météo, mais ajuste ton sonotone, cesse tes âneries et concentre-toi.

– Le fil vert, sur le bouton vert. Le fil rouge, sur le bouton rouge. Oui, mais, il va où, le fil bleu ?

– Tu te crois dans la Septième compagnie ? Tu attends quoi, au juste ?

– J’ai perdu le fil.

– Lequel ?

– Celui de la bombe.

– C’est ennuyeux.

– Très.

– Tant pis. Fais péter, cria une voix qui était tellement à fond qu’elle ne pouvait être que macroniste.

– J’ai un doute. C’est quand même un peu du vandalisme.

– Oui, mais c’est noble.

– N’empêche. Les gens ne vont pas comprendre.

– C’est sûr : vont pas être jouasses. Déjà qu’ils en ont ras la casquette, avec les trous, les pavés de traviole et les tunnels qui s’effondrent tout seuls.

– Justement. Si on les laissait un peu tranquilles, les gens ?

Alors, le plus véhément des saboteurs (qui était une saboteuse) rangea son équerre, son compas, ses pinces coupantes, bref, tout son attirail de vieille activiste nocturne : Bonny ne s’en faisait pas. A tout bien réfléchir, ce n’était que leur première nuit d’action. Elle reviendrait lutter contre le viol urbanistique que subissait sa ville. Avec ou sans le vieux au sonotone.

– On va se boire une bière ?

– Seulement si c’est toi qui commandes. Tu fais ça encore mieux que Charles Picqué…

Et le vieux au sonotone de lancer, dès la porte du Geyser poussée :  » Twee pintjes, altsublieft ! « 

Mais c’est pas tout ça : l’heure tourne ! Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film qui va démarrer à 20h15, sur la Une…

(1) La  » bruxellisation  » est un terme utilisé par les urbanistes qui désigne les ravages architecturaux et esthétiques que les grands projets immobiliers et l’urbanisme bureaucratique entraînent dans une ville. Prochainement, l’ancien Delhaize de la chaussée de Waterloo à Ixelles (un quartier très Art déco) va devoir oublier qu’il fut, au début du xxe siècle, le Royal Rinking, un joli endroit prisé par les patineurs. Il sera démoli et remplacé par deux barres d’immeubles (lire aussi Le Vif/L’Express du 10 mai).

(2) Le titre de cette chronique fait référence au superbe roman, Le Gang de la clef à molette, de Edward Abbey, et au mouvement de retraités luttant pour leurs pensions, le Gang des vieux en colère.

(3) Début mai, un échange corsé entre Charles Picqué, le président du parlement bruxellois et la coprésidente du parti Ecolo, Zakia Khattabi, a agité la Toile. Picqué a accusé Khattabi de ne pas savoir commander une pintje en flamand dans un café à Bruxelles.

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