» Le foot, au Brésil, c’est notre démocratie « 

Nid d’aigle au sommet du quartier résidentiel de Leblon, l’appartement de Chico Buarque embrasse toute la baie de Rio. Le chanteur, compositeur, dramaturge et romancier trône, lui, depuis un demi-siècle au pinacle de la culture brésilienne. Figure de l’opposition à la dictature militaire (1964-1985), il a fréquenté à ses débuts Tom Jobim et Vinicius de Moraes ; avec Gilberto Gil et Caetano Veloso, il fut l’un des initiateurs de la Musique populaire brésilienne. En Europe, Essa moça ta diferente l’a rendu célèbre. Alors qu’aura lieu dans son pays, en juin, la Coupe du monde de football, le musicien confie au Vif/L’Express sa passion pour les dribbleurs brésiliens, et explique la colère de son peuple contre les diktats de la Fifa.

Le Vif/L’Express : Est-il vrai que vous vouliez devenir footballeur professionnel ?

Chico Buarque : Je l’ai sérieusement envisagé jusqu’à 16-17 ans : j’étais un bon milieu de terrain, à la Maradona ou à la Platini. Je devais passer un test à la Juventus, un club de São Paulo, mais, ce jour-là, en observant de près mes concurrents, j’ai compris que le foot pro n’était pas pour moi. Aujourd’hui, à 69 ans, je joue toujours deux ou trois fois par semaine, sur mon terrain, à Barra de Tijuca (un quartier résidentiel dans l’ouest de Rio). Je retrouve des amis, dont quelques anciennes gloires – Junior, Zico et, jusqu’à sa mort, Socrates, l’ossature de l’équipe du Brésil de la Coupe du monde 1982, l’une des plus belles de tous les temps. En fait, je ne peux pas me passer de foot.

Etes-vous toujours supporter du Fluminense, le club des élites de Rio ?

Toujours, oui, mais moins qu’avant. Le club est décadent, il n’a plus rien à voir avec la grande équipe des années 1950, à l’image du foot brésilien en général…

Pourtant la Seleçao, la sélection brésilienne, a très belle allure…

Je parle du championnat national. Jusqu’au début des années 1980, les équipes étaient très fortes, car les meilleurs joueurs évoluaient au Brésil. A présent, avec la mondialisation du foot, nos clubs sont pillés et les meilleurs joueurs, systématiquement vendus. Des gamins de 13 ou 14 ans à peine sont transférés. L’équipe nationale est forte, mais certains de ses joueurs nous sont inconnus ou presque : ils n’ont jamais joué au Brésil.

Neymar, la perle de la sélection, appartient-il à la lignée des plus grands, celle des Garrincha, Pelé, Zico et Ronaldo ?

C’est un peu prématuré, mais, a priori, je le pense. Il est exceptionnel. C’est un inventeur, un extraordinaire dribbleur, mais pas uniquement. Il le démontre chaque semaine à Barcelone. En plus, je crois qu’il a la tête sur les épaules.

Quel est le secret des dribbleurs brésiliens ?

Le swing noir. Les plus grands dribbleurs étaient tous noirs, à quelques exceptions près. Leur souplesse de hanches et de pieds se rapproche de celle des danseurs de samba. Ils sont instinctifs : le dribble, c’est quand le corps a de la présence d’esprit. Souviens-toi de la feinte de Pelé devant Mazurkiewicz, le gardien de l’Uruguay, en demi-finale de la Coupe du monde 1970, au Mexique. Pelé ne touche pas le ballon et contourne le gardien qui avait anticipé un dribble. Un geste de génie ! A 6 ans, les gamins des favelas sont capables de gestes insensés. Mais la propension des Brésiliens au dribble est quelquefois excessive, elle peut les perdre. C’est notre culture du malandro (brigade). Le malandro, personnage très carioca, est un type louche et jouisseur. Sa démarche est souple, il danse et marche, simule et dissimule, à la frontière du bien et du mal, de la légalité et de l’illégalité. La pièce peut tomber du bon comme du mauvais côté. Le malandro est un débrouillard : un dribbleur social. Le dribble appartient à la culture brésilienne.

Quel grand joueur incarne le mieux la figure du malandro ?

Romario  » o Baixinho  » (le petit) ! Sur un terrain, il était d’une extraordinaire roublardise. Romario avait toute la gestuelle du malandro et il adorait jouir de la vie.

Aujourd’hui, Romario est député du Parti socialiste brésilien !

C’est bien la preuve de son immense talent de malandro ! (Il rit.) Romario dit des choses sérieuses, mais je me demande toujours s’il faut le croire.

Et Pelé ?

Pelé était tellement supérieur qu’il n’avait pas besoin des entourloupes du malandro. C’était un fabuleux athlète. Garrincha, sans doute le plus extraordinaire dribbleur de l’Histoire, ne l’était pas non plus. Il était trop naïf et trop ingénu. Il ne jouait que pour le plaisir. Aujourd’hui, un joueur comme Garrincha n’est plus envisageable. Le rock’n’roll dans le foot pro, c’est fini !

Fin novembre 2013, quand le club de Flamengo a remporté la Coupe du Brésil, une foule en délire a envahi les rues de Rio. D’où vient cette passion pour le foot ?

Le peuple brésilien est infantile et joueur ; le foot nous relie à notre enfance. Les petits Brésiliens n’ont pas tous été à l’école, mais ils ont tous tapé dans un ballon, sur un bout de plage ou dans la rue. Tu n’as besoin de rien pour jouer. Le foot nous rassemble, riches et pauvres, Blancs, métis et Noirs. Toute hiérarchie disparaît. A Rio, du côté de la plage de Flamengo, toutes les nuits, à 2 ou 3 heures du matin, des serveurs comme des artistes s’affrontent pour le plaisir. Au Brésil, le foot, c’est la démocratie. Peut-être la seule démocratie qui fonctionne véritablement ici.

Le stade de São Paulo vient de s’effondrer partiellement. Le Brésil sera-t-il prêt en juin pour accueillir la Coupe du monde ?

Il y aura toujours du bordel au Brésil. Mais nous serons prêts à la dernière minute et, en juin prochain, la fête sera au rendez-vous, crois-moi !

De nouveaux troubles sociaux éclateront-ils, comme en juin dernier, à l’occasion de la Coupe des confédérations ?

C’est possible, mais cela n’empêchera pas la compétition de se dérouler. Les gens ici sont très remontés contre la Fifa (Fédération internationale de football Association) et ses exigences exorbitantes. Moi aussi. A cause de la Fifa, le Maracaña a perdu sa personnalité : on dirait le stade de Munich ou de Lisbonne. Il n’accueille plus que 70 000 spectateurs, tous en places assises, contre 200 000 auparavant. Les prix des billets se sont envolés, et ce n’est plus du tout le même public. La  » générale « , ces tribunes, tout en bas du stade, qui l’encerclaient, a disparu. On ne voyait que les jambes des joueurs, mais l’ambiance y était extraordinaire. La Fifa affadit le monde du football et ne reconnaît à personne le droit de contester son action.

Vous qui avez été une des figures de l’opposition à la dictature militaire, vous êtes-vous identifié à ces jeunes descendus en masse dans les rues ?

Je les ai suivis quand ils ont protesté contre l’augmentation des prix dans les transports publics à São Paulo. Idem à Rio, car la gestion de la municipalité et du gouverneur de la région est très discutable. Après, le mouvement a été récupéré pour contester la présidente, Dilma Rousseff. Je comprends la colère contre la corruption, mais la corruption n’est pas uniquement un problème brésilien ni celui de ce gouvernement…

Dilma Rousseff et le Parti des travailleurs (PT) déçoivent nombre de sympathisants de gauche…

Il n’y a pas plus de corruption au Brésil qu’avant…

Pas moins, non plus…

C’est le système qui est corrompu ! Au Brésil, on ne peut se maintenir au pouvoir sans  » malandrade « , cette zone grise entre le bien et le mal… Vous voyez, on revient toujours à la figure du malandro. Lula, qui a quand même échoué trois fois dans la course à la présidence, a dû renoncer à certains principes pour accéder à la fonction suprême. Il a passé des alliances regrettables, c’est la politique. Je n’appartiens pas au PT, mais j’ai voté pour Lula et Dilma, et je revoterai pour elle aux prochaines élections, faute d’autre option séduisante. La gauche de la gauche n’est pas une alternative.

Vous n’avez rien à reprocher à Dilma Rousseff ?

Sa politique environnementale me déçoit beaucoup. Elle est obsédée par le développement et ne fait pas grand cas de l’environnement.

Que penser des agissements de la Police militaire (PM, chargée de l’ordre public) ? La répression de ces derniers mois rappelle de sinistres images de la dictature dans les années 1960.

J’ai bien connu les matraques de la police militaire à l’époque. Quand j’entends les forces de la PM entonner leurs chants de guerre en bas de chez moi sur la plage de Leblon, je suis effrayé. La PM, pourtant composée en majorité de Noirs et de métis, s’en prend avant tout aux Noirs. La violence qu’elle fait régner dans les prisons est effarante. Je crois que ce culte de la force est un héritage de l’empire et de la colonie, surtout des châtiments corporels infligés aux esclaves. La PM est un Etat dans l’Etat, le fruit d’une alliance tacite entre la police, certaines élites et le pouvoir. Elle est très difficile à casser et le Parti des travailleurs n’y a rien changé, en effet.

Dans les années 1960, vous aviez composé Apesar de voce – Malgré toi –, l’hymne de la rébellion contre la dictature. Les manifestations de cette année vous ont-elles inspiré une nouvelle chanson ?

Non. Pour une bonne et simple raison : qui est le  » voce  » – le  » toi  » – aujourd’hui ? Le gouverneur de Rio ? La Fifa ? Dilma ? La violence policière ? Les transports publics ? Le système éducatif ? Il n’y a plus de  » voce « , d’adversaire clairement identifié. Nous combattions la dictature. C’était une chanson pour la liberté. Or la liberté, nous l’avons. La démocratie aussi, même imparfaite. Ma génération avait un projet socialisant pour toute l’Amérique latine, pas seulement pour le Brésil. Nous avons échoué. Aujourd’hui, nous devons nous adapter à la réalité et nous infiltrer dans les marges qu’elle offre.

Vous me faites penser au personnage principal de Quand je sortirai d’ici, votre dernier roman. Eulalio Montenegro, ce centenaire désabusé par l’histoire du Brésil, c’est vous ?

Pas du tout ! Mais avec le temps, je suis devenu pragmatique. Un dicton brésilien dit qu’il ne faut pas pleurer sur le lait renversé.

Pleurerez-vous si le Brésil ne remporte pas sa Coupe du monde ?

La compétition devrait se jouer entre le Brésil, l’Espagne, l’Allemagne et l’Argentine et, bien sûr, j’aimerais que nous l’emportions. J’avais 6 ans quand le Brésil a perdu sa première Coupe du monde, au Maracaña, contre l’Uruguay, en 1950. Encore aujourd’hui, je me souviens du speaker à la radio annonçant le deuxième but uruguayen. Un commentateur célèbre a écrit que c’était le plus grand drame de l’histoire du Brésil au XXe siècle. Ni le Brésil ni moi ne méritons de vivre pareil traumatisme une deuxième fois.

Propos recueillis par Olivier Guez, à Rio de Janeiro Photo : Rafael Fabres pour Le Vif/L’Express

 » A cause de la Fifa, le Maracaña a perdu sa personnalité : on dirait le stade de Munich ou de Lisbonne  »

 » Au Brésil, on ne peut se maintenir au pouvoir sans « malandrade », cette zone grise entre le bien et le mal…  »

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