Le Fin-de-Siècle ouvre ses portes quand d’autres musées agonisent

L’ouverture, pour le moins chaotique, du Musée Fin-de-Siècle relance les polémiques sur la gestion des musées fédéraux et les inquiétudes sur le sort des collections d’art ancien et moderne. Enquête.

« En plein lancement du Musée Fin-de-Siècle, j’en suis réduit à faire de la gestion de crise « , nous confie avec dépit Michel Draguet, patron des Musées royaux des Beaux-Arts. Et pour cause : les travaux effectués le mois dernier place des Musées, liés à l’aménagement du nouveau fleuron muséal du Mont-des-Arts, ont provoqué une catastrophe exceptionnelle, aux lourdes conséquences pour les finances et l’image des musées fédéraux belges. Les sous-traitants utilisés par l’entrepreneur chargé du chantier ont foré des trous pour pouvoir poser une bâche au-dessus du puits de lumière de l’ancien musée d’Art moderne, converti en musée Fin-de-Siècle. Résultat : des infiltrations d’eau en sous-sol, jusqu’aux salles consacrées à l’exposition phare de cet hiver au musée des Beaux-Arts, L’héritage de Rogier van der Weyden.

L’expo a dû fermer précipitamment et définitivement ses portes le 22 novembre, alors qu’elle était prévue jusqu’au 26 janvier. Une dizaine de jours avant cette fermeture anticipée, des visiteurs nous faisaient déjà part de leur consternation face à la présence, au milieu des chefs-d’oeuvres fragiles des maîtres bruxellois des années 1450-1520, de seaux d’eau destinés à récolter les gouttes d’eau tombant du plafond ! Malaise. Plus surprenant encore : les travaux de carrotage ont été effectués sans permis, ce que nous confirme Draguet lui-même.  » Le permis n’était pas nécessaire pour les petits travaux prévus, estime-t-il. Nous voulions fixer un simple voile d’occultation de la lumière centrale pour pouvoir faire des projections de films en 3D dans le nouveau musée. Mais il y a eu débat avec la Régie des bâtiments sur la stabilité de l’équipement. La décision a été prise de renforcer les fixations, avec pour résultat des infiltrations.  »

 » L’inauguration du nouveau musée est endeuillée  »

Sensibles aux variations hygrométriques, les oeuvres ont été emballées ou évacuées à la hâte. Il a fallu contacter de toute urgence la soixantaine de prêteurs du monde entier et leur assurer que les tableaux n’ont pas été abîmés. Des rapports d’expertise devront être envoyés. Quant aux travaux sur la place, ils ont été interrompus sine die.  » Il n’est plus question de poser la bâche, indique Draguet. Nous devons d’abord faire les réparations, tester l’étanchéité des lieux. L’incident endeuille l’inauguration du musée Fin-de-Siècle.  » C’est aussi un coup dur pour les équipes qui ont travaillé pendant quatre ans sur cette expo prestigieuse. Elles ne cachent pas leur écoeurement.

Entreprendre des travaux de forage au-dessus de salles où sont exposées des oeuvres prêtées par les plus grands musées est une  » faute grave « , accuse de son côté De Standaard (23-24 novembre), qui ajoute que la fermeture prématurée de l’expo est  » une honte pour nos musées « . Draguet se dit indigné par ces commentaires de la presse flamande. Reste que l’affaire en rappelle une autre : en janvier 2009, on apprend que de nombreuses oeuvres des Musées royaux des Beaux-Arts, parmi les 842 stockées dans la réserve temporaire de la section d’art ancien, ont subi des dommages suite au dysfonctionnement d’une sonde. Pendant plus d’un an, la température dans la réserve est restée trop élevée et le taux d’humidité est tombé trop bas. Le musée et la Régie des bâtiments ont directement mis en cause la société Dalkia, à qui avait été confiée la gestion et le contrôle des conditions climatiques. Une longue bataille d’experts s’est engagée avec la firme privée, tandis que les oeuvres abîmées, pour la plupart sur panneaux de bois, ont dû être analysées et restaurées à l’Institut royal du patrimoine artistique (IRPA).  » Six personnes ont été affectées pendant quatre mois à cette tâche, sans que l’institut soit payé pour ce travail « , se souvient Myriam Serck-Dewaide, directrice honoraire de l’IRPA.

Des musées mal gérés ?

Plus largement, la situation actuelle des musées fédéraux et leur avenir pose question. Plusieurs grandes expos ont été annulées ces dernières années, des salles du musée d’Art ancien sont fermées depuis des lustres pour cause de désamiantage et la plus grande partie des collections d’art du XXe siècle ne sont plus visibles depuis la fermeture du musée d’Art moderne, décidée unilatéralement par Draguet le 1er février 2011. Le musée d’Art ancien possède de sublimes Bruegel, celui du Cinquantenaire est riche de ses trésors antiques égyptiens et grecs, mais les deux institutions souffrent du vieillissement de leurs bâtiments, peu entretenus. Année après année, l’écart se creuse avec les grands musées d’Amsterdam, Paris ou Berlin, tandis que les autorités bruxelloises amusent la galerie avec un projet hypothétique de musée d’Art moderne à édifier dans le socle d’une tour de logements Besix, près de la porte de Ninove ( » un grand plateau en sous-sol, ouvert en grande fenêtre sur le canal au niveau de l’eau « ).

Une petite visite au musée d’Art ancien, rebaptisé  » muséeoldmastersmuseum « , s’avère très instructive. Outre son gigantesque hall et son vaste vestiaire, le musée dispose, aujourd’hui, de deux restaurants (chers) et d’un bookshop, mais une grande partie des collections ne sont plus visibles.  » Il y a une dizaine d’années, 2 000 oeuvres des collections permanentes des musées royaux étaient encore montrées au public, assure une ancienne conservatrice. Il n’en reste plus que 300.  » En outre, les oeuvres accrochées aux murs ne bénéficient pas d’un éclairage, d’une muséographie et d’une signalétique modernes, dignes d’un musée phare de la capitale de l’Europe. L’art contemporain, avec ses deux salles d’échantillons et sa galerie Jan Fabre, s’insinue sans cohérence dans les espaces vétustes dédiés aux oeuvres anciennes. En revanche, le visiteur cherchera en vain les esquisses de Rubens et se demandera où sont passées les sculptures.

Une démarche managériale

La tradition culturelle occidentale conçoit le musée comme un lieu accessible dont la vocation est d’éduquer la population à la beauté, à l’esthétique et au civisme par la présentation chronologique des oeuvres, au sein des aires géographiques, des écoles et des courants artistiques qui les ont suscitées. Toutefois, depuis les années 1990, les responsables des grands musées ont résolument opté pour une démarche managériale axée sur l’attractivité internationale, le tourisme, le marketing. Dans ce cadre, Draguet met en avant, sous forme d’entités autonomes, les musts des collections : les Magritte, l’Art nouveau et, demain, les stars de la peinture flamande, au sein du futur Musée Fiaminghi, où seraient transférés les retables du Cinquantenaire.  » Il présente ainsi une approche parcellaire et déconnectée de l’art, ce qui a le don d’énerver bon nombre d’enseignants, d’artistes, d’intellectuels, de scientifiques et le public cultivé « , remarque Isabelle Pauthier, directrice de l’ARAU, l’Atelier de recherche et d’action urbaines.

Décrit par ses proches comme un  » bourreau de travail « , un  » organisateur efficace  » et un homme  » qui porte un regard singulier sur le concept de musée « , Draguet s’est fait beaucoup d’ennemis à cause de son manque de tact et sa communication déficiente.  » Le directeur des Musées royaux ne doit pas pour autant servir de paratonnerre à la Régie des bâtiments, cette usine à gaz opaque et sclérosée qui méprise Bruxelles, prévient Isabelle Pauthier. En matière de culture, de patrimoine, donc de transmission de l’histoire du pays, et du sens à donner au récit de cette histoire, l’Etat n’assume pas ses responsabilités vis-à-vis de la société. Il a privé les musées et d’autres institutions culturelles de recettes, se défaussant ainsi de sa responsabilité à l’égard de la collectivité. C’est l’Etat qui contraint les musées à des expédients.  » Le cas du fantomatique musée du Cinquantenaire interpelle, mais il y a aussi ceux du palais de Justice, du Conservatoire, des musées Wiertz et Meunier, quasi inaccessibles, de la piscine et du théâtre du Résidence Palace, fermés au public.  » Le manque d’intérêt des responsables politiques pour les musées est affligeant, estime Sabine de Ville, présidente de Culture et Démocratie, association qui s’est associée au combat contre la fermeture du Musée d’Art moderne. Hormis ces  »pastilles » intéressantes que sont le Musée Magritte et le Musée Fin-de-Siècle, nos musées fédéraux sont assoupis, peu attractifs, mal entretenus et peu à peu scindés en  »appartements ». Les musées doivent évoluer avec leur temps, mais doivent rester au service du public.  »

D’incidents en scandales

Draguet a-t-il fermé le musée d’Art moderne pour faire pression sur la Régie, afin d’obtenir des solutions aux problèmes de superficie qu’il rencontre ?  » En tout cas, de cafouillages en improvisations, d’incidents en scandales, de politique tarifaire prohibitive en forages qui provoquent la fermeture anticipée d’une grande expo, il devient difficile de cerner les aspects positifs de sa démarche, répond la directrice de l’Arau. Il faut inviter l’Etat à faire le point, à prendre en compte le rapport sur les Etablissements scientifiques fédéraux rédigé il y a quelques années et à obliger la Régie à publier ses plannings de rénovation.  » Un sacré défi, avec un secrétaire d’Etat en charge de la politique scientifique et des musées fédéraux qui change tous les trois ans !

Voir aussi p. 78 notre dossier consacré au musée Fin-de-Siècle.

Par Olivier Rogeau, avec Lucie Dendooven, du JT RTBF; O.R.

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