Map (mobile), Mona Hatoum, 1952. Ci-dessous : Tellurian of Imaginary Voyage, Qiu Zhijie, 2014. © MONA HATOUM

Le dessous des cartes

Propices aux rêveries buissonnières, les cartes géographiques traduisent le monde en images. La nouvelle exposition de la Fondation Boghossian, à Bruxelles, révèle leur fascinant potentiel plastique.

L’acte est pour le moins fondateur. En 1968, Marcel Broodthaers (1924 – 1976) détourne un planisphère à usage scolaire. Avec sa façon inédite d’appréhender la réalité, l’artiste belge opère un bouleversement sémantique et visuel en passe de marquer l’histoire de l’art. Modifiant l’intitulé du panneau de la pointe d’un stylobille (il supprime la syllabe  » li  » et la remplace par la lettre  » é « ), le Bruxellois fait advenir une  » carte du monde poétique  » sur les cendres d’une  » carte du monde politique « . A intervention minimale, effet maximal. Il suffit à Broodthaers de nommer les choses pour les faire exister en troublant profondément notre perception du réel. Onze ans plus tard, événement tout aussi révélateur, Stuart McArthur, un Australien fatigué de voir son pays relégué dans les tréfonds de la géolocalisation (comprendre  » oublié  » dans un coin en bas à droite du plan) conçoit une version South Up, renversée, de la représentation de la Terre. Aussi valable que les cartes qui présentent le nord en haut, cette translation atypique n’a rien d’anodin : elle met un terme à une vision hiérarchique voulant que les pays de l’hémisphère sud apparaissent comme soumis à un ordre géographique occidental.

Pour sa nouvelle exposition, c’est ce sillon cartographique, dont les résonances formelles sont considérables, que la Fondation Boghossian a choisi de sonder. Aux manettes, on retrouve Alfred Pacquement, un historien de l’art (ayant été pendant treize ans le directeur du Musée national d’art moderne au Centre Pompidou, à Paris) qui jouit d’une réputation exemplaire : son travail rigoureux ne perd de vue ni l’accessibilité du propos, ni l’impératif esthétique.

Le monde à plat

Déroulant des oeuvres issues des années 1970 jusqu’à aujourd’hui, Mappa mundi repose sur un socle postmoderniste, celui d’un monde incertain qui tremble et doute. Une planète disloquée sur laquelle la représentation a certes perdu son caractère de fiabilité mais a gagné par ailleurs un autre type de légitimité. Désormais, la carte est plus que le territoire. Le commissaire de détailler :  » Les plasticiens contemporains sont attirés par les cartes en raison de leur statut double, à la fois illusion et véracité, ce qui fait directement écho au statut équivoque de l’image. La carte s’avère vraie et fausse à la fois : quoi de plus stimulant pour un artiste ! C’est sans doute ce qui explique qu’ils soient si nombreux à en avoir tiré une ressource visuelle, mettant ainsi, chacun à leur manière, le monde à plat.  » Autant dire que l’actualité la plus récente n’en finit pas de nourrir l’inflation de ce motif, depuis que, sous l’effet de la peur de la contamination, le Covid-19 semble avoir rétréci le vaste globe à la taille d’un village ou encore de la crise migratoire dont l’imminence rend incandescente la notion de frontière.

Le planisphère de Stuart McArthur (1979) et son monde
Le planisphère de Stuart McArthur (1979) et son monde  » dessus dessous « .© 1979 MCARTHUR

Le parcours imaginé rend parfaitement compte de la densité et de l’acuité de la problématique, tant à travers des artistes d’origines géographiques différentes (de Madagascar à la Suède, en passant par l’Inde) que par le biais des différentes visions déployées.  » On passe du politique à l’écologique, de la poésie à l’utopie, voire à l’ironie… La carte invite à toutes sortes de commentaires sur la société contemporaine, les rapports de pouvoir, les conflits, mais aussi à de nombreuses interprétations graphiques « , se réjouit Alfred Pacquement. Dès le hall d’entrée de la somptueuse Villa Empain, le visiteur est arrêté par une pièce, aussi remarquable qu’inédite (il s’agit de sa première présentation dans une institution), de Mona Hatoum (1952). Map (mobile) (2019) consiste en un mobile de verre et d’acier inoxydable suspendu au plafond. Sensible aux moindres vibrations, l’oeuvre, qui agite les continents au-dessus de nos têtes à la façon d’une épée de Damoclès, condense avec puissance les instabilité et précarités actuelles.

Possession, destruction, utopie

Plus loin, c’est The World Belongs to Those Who Set it on Fire (2016) de Mircea Cantor (1977) qui galvanise la proposition. Sur un large pan de papier dont les contours carbonisés de planisphère ont été réalisés à l’aide de fumée de bougies, le Roumain rappelle sans ménagement notre quotidien consumériste. Celui-ci est assorti d’une loi inexorable : possession et destruction sont les deux faces d’une même pièce. Tout aussi alarmant est Dubai World III d’Andreas Gursky (1955). Cette photographie immense, de plus de 2 m x 3 m, affiche un rendu pictural épousant à la perfection la démesure d’un projet immobilier dans le golfe Persique. Il s’agit d’un archipel artificiel constitué de 300 îles, au croisement du rêve et du cauchemar, dont les pourtours représentent les différents pays du globe. But de la manoeuvre ? Inviter les investisseurs à acheter le territoire de son choix. Le tout pour une construction désormais à l’arrêt en raison de son coût pharaonique. Tout aussi sombre est le WWW (2008) de Vik Muniz (1961). Le Brésilien reproduit à grande échelle un planisphère en utilisant des clichés de rebuts informatiques. De loin, l’illusion est parfaite.

Le dessous des cartes
© QIU ZHIJIE

Mais Mappa mundi ne nous parle pas que destruction, la carte est aussi envisagée comme génératrice d’utopie : Wim Delvoye (1965) signe une installation in situ dans une pièce entièrement tapissée d’une topologie imaginaire. Ou comme matérialisation absurde : Eric Duyckaerts (1953 – 2019) s’emploie à détailler minutieusement un plan qui n’existe pas. Voire comme transcription d’arrière-pays mentaux : la très belle projection de Shilpa Gupta (1976) fait se succéder des dessins témoignant de façon plus ou moins approximative des frontières du sous-continent indien telles qu’elles hantent une centaine de ses habitants.

Mappa mundi : à la Fondation Boghossian, à Bruxelles. Jusqu’au 22 août prochain.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire