Le dérapage

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Les augmentations salariales ont été trop importantes, ces dernières années, dans certains secteurs. Patrons et syndicats sont priés de repenser toute la politique de l’emploi. Impossible ?

« La norme salariale ? Non, nous n’en tenons pas du tout compte pour fixer les salaires de nos employés. » La rapidité avec laquelle la réponse a fusé est éloquente: pour ce responsable des ressources humaines d’un important bureau de consultants, ce n’est pas la norme d’augmentation salariale, établie tous les deux ans par les partenaires sociaux dans le cadre de l’accord interprofessionnel, qui détermine sa politique salariale. C’est le marché. « Nous suivons ce qui se fait chez nos concurrents, précise-t-il. Avec une rotation du personnel qui avoisinait 20 % en 1999 et en 2000, nous n’avions d’autre choix que d’offrir à nos salariés une augmentation annuelle de leurs salaires bruts comprise entre 15 et 20 %. »

Et c’est bien là le problème. En tout cas pour le Conseil central de l’économie (CCE) et pour les représentants patronaux et syndicaux qui le composent. Pour la période 1999-2000, les interlocuteurs sociaux avaient fixé à 5,9 % le plafond des hausses salariales du privé, indexation et augmentations barémiques comprises, de manière à aligner les coûts salariaux belges sur ceux pratiqués en Allemagne, en France et aux Pays-Bas. Or cette limite a été largement dépassée: le coût salarial horaire a augmenté de 7,2 % en Belgique, en 1999 et en 2000, alors qu’il n’évoluait pas de plus de 4,8 % dans ces trois pays limitrophes. Parallèlement, l’emploi se développait davantage à nos frontières, tant en nombre de personnes (+ 4,3 %, contre + 3 % en Belgique) qu’en nombre d’heures prestées (+ 3,1 %, contre + 2,8 %). La douche est donc glacée. Mais il faut nuancer. Car le dépassement patent de la norme est dû aux agissements de deux secteurs clairement identifiés: l’immobilier et les services aux entreprises, d’une part (+ 19 % d’augmentations de salaires), les transports et les communications de l’autre (+ 11,1 %). Si l’on ne tient pas compte de ces deux secteurs, l’augmentation salariale moyenne n’a pas excédé 4,5 %, soit moins que la norme fixée, et moins que ce qu’ont fait les trois pays de référence. Mais ces deux branches pèsent lourd: en termes d’emploi, elles représentent 19 % du marché global.

Surpris par ces résultats – les statistiques définitives sur les salaires et l’emploi ne sont connues qu’avec trois ans de retard -, les experts du Conseil central de l’économie ont entrepris d’éclaircir les raisons de ce dérapage. La loi de 1996, relative à la promotion de l’emploi et à la sauvegarde de la compétitivité, prévoit qu’en cas de dépassement de la norme les pratiques des différents secteurs peuvent être passées au peigne fin. A condition, toutefois, qu’aucune explication globale satisfaisante ne soit trouvée à la dérive salariale, et que celle-ci ne soit pas compensée par une évolution favorable de la formation ou de l’emploi.

Pour ce faire, les analystes du CCE disposent des données tirées des déclarations annuelles des entreprises auprès de l’ONSS (Office national de la sécurité sociale). Ces informations font l’objet de diverses corrections (prise en considération des chèques-repas, des voitures de société, des pécules de vacances des ouvriers…), avant d’être croisées avec les données de l’ONSS relatives à l’emploi. Le calcul de la rémunération par heure prestée s’appuie, lui, sur l’enquête européenne relative aux forces de travail. Ces diverses statistiques, produites par la Banque nationale de Belgique, sont cautionnées par l’Institut des comptes nationaux.

Premier constat: la norme salariale n’a pas été dépassée dans les secteurs où la concertation sociale fonctionne bien, c’est-à-dire où les représentants patronaux et syndicaux s’accordent sur l’évolution des salaires. En revanche, des dérives s’observent dans les branches où la représentation syndicale est faible, voire inexistante. Certaines commissions paritaires sont en léthargie depuis des années, reléguant les secteurs concernés au rang de parents pauvres de la concertation sociale. « Cela prouve la nécessité d’un système de concertation sociale structuré », analyse Luc Voets, directeur du service d’études de la FGTB. Certes. Mais les syndicats doivent aussi en tirer la leçon: il leur faut, d’urgence, réinvestir ces terrains sociaux laissés en friche.

Deuxième constat: les tensions sur le marché du travail sont plus fortes dans les branches où la norme a été dépassée. Autrement dit, le taux de rotation du personnel y est plus élevé qu’ailleurs – en 1999, 600 000 personnes ont changé d’emploi en Belgique, soit 40 % de plus que l’année précédente -, les pénuries de main-d’oeuvre, plus aiguës, et la réduction du chômage, plus forte. Manquent ainsi à l’appel des employeurs: des informaticiens spécialisés, des agents de sécurité, des employés de transport, des conducteurs de véhicules… Inutile de dire que, dans un tel cas de figure, les entreprises s’arrachent les salariés qui présentent le profil adéquat, alimentant d’autant la spirale des hausses salariales.

Voilà le décor planté. Pour le reste… « On marche sur des oeufs, avoue Robert Tollet, le président du CCE. La loi de 1996 prévoit en effet qu’un mécanisme de correction peut être actionné a posteriori (et non pas doit) dans l’accord interprofessionnel suivant, mais il s’agit d’une correction macroéconomique, donc collective. Or les dérapages salariaux ne se sont produits que dans des secteurs précis. » Le cas ne s’est jamais produit, ce qui incite les uns et les autres à s’interroger sur l’efficacité de la loi de 1996. « Jusqu’ici, elle a tenu bon et fait la preuve de sa souplesse », insiste Robert Tollet. Théoriquement, ce sont les partenaires sociaux qui doivent s’entendre sur cette rectification de tir salariale. Faute d’accord entre eux, le gouvernement peut trancher.

Les syndicats, grands défenseurs de la liberté de négociation salariale, n’ont jamais fait mystère de leur aversion pour la norme. « Dans le contexte européen actuel, on ne peut pas faire n’importe quoi avec les salaires, reconnaît toutefois Josly Piette, le secrétaire général de la CSC. Je suis favorable à un outil de référence, pas à un outil contraignant. »

Dans ce cas de figure inédit, chacun s’accorde à dire qu’une « punition » collective, donc une révision de la norme à la baisse lors du prochain accord interprofessionnel (AIP), n’aurait pas de sens. « Cela encouragerait tous les secteurs à dépasser la marge au maximum, puisque la sanction les frapperait relativement peu lors de l’AIP suivant », souligne un expert. « On pénaliserait, par exemple, le secteur du textile, où les augmentations de salaires ont été largement inférieures à la norme ? Ce n’est pas sérieux ! » s’indigne Josly Piette.

Bien décidés à trouver les responsables de cette dérive salariale, les syndicats n’ont pas hésité à critiquer les employeurs, les accusant d’avoir consenti des augmentations de salaire irraisonnées à leurs troupes. « Ils devaient tenir tête face aux revendications qui leur étaient adressées », lâche un responsable syndical. Puis il ajoute: « Dans certains secteurs, comme la chimie, le personnel est habitué à des augmentations salariales à deux chiffres. Et ça, ce n’est pas seulement la faute des syndicats. Mais c’est ingérable. Si on laisse faire, on en arrivera à un système à l’américaine, avec toutes les dérives que cela suppose. »

Le patronat renvoie aussitôt la balle dans le camp adverse. « Les syndicats ont réclamé plus que l’augmentation autorisée par la norme salariale. Nous n’avions qu’à la financer avec les réductions de cotisations sociales octroyées par le gouvernement ! » témoigne-t-on dans les rangs patronaux. Nul ne s’en cache, d’ailleurs: dans les secteurs confrontés à des pénuries de personnel, les réductions de cotisations ont bel et bien servi à financer les augmentations de salaires d’un personnel difficile à trouver, au détriment des créations d’emplois. Et dans les autres secteurs ? Les données chiffrées précises se font encore attendre.

Pour sortir de l’impasse, les interlocuteurs sociaux n’auront donc d’autre choix que celui de la créativité. Aucun d’entre eux ne souhaite voir le gouvernement chasser sur les terres de la concertation sociale.

Sans perdre une minute, les experts du CCE ont commencé à plancher sur les raisons fondamentales des tensions observées sur le marché du travail des secteurs pointés du doigt. Car, sans solution à ces dérives, le phénomène risque de se reproduire. A vrai dire, aucune loi ne viendra jamais à bout de ce type de tension. En revanche, si les pouvoirs publics se donnaient des objectifs clairs, en termes d’emploi, et mettaient en place des politiques cohérentes en matière d’enseignement, de fiscalité, d’articulation des vies professionnelle et privée, de régimes de pensions, etc. leurs chances de parvenir au but seraient nettement plus grandes. « On est loin des politiques cohérentes », lâche un expert.

On ne peut lui donner tort. Car de très nombreuses questions, relatives au fonctionnement du marché du travail, restent actuellement sans réponse. Ces informations seraient pourtant indispensables pour comprendre comment s’articule – ou se désarticule – le marché de l’emploi. Pourquoi, par exemple, les heures prestées augmentent-elles plus que l’emploi, en Belgique, lorsque la croissance économique est bonne ? Pourquoi le pays compte-t-il plus de personnel de niveau 1 (enseignement supérieur) que nos voisins ? Pourquoi les travailleurs issus de l’enseignement secondaire supérieur y sont-ils moins nombreux ? Pourquoi les pays proches souffrent-ils peu ou pas de pénurie de main-d’oeuvre ? Pourquoi la mobilité professionnelle est-elle plus faible parmi les travailleurs moins qualifiés ? Les travailleurs de niveau 1 que l’on forme sont-ils ceux dont le marché a besoin ? Pourquoi le taux d’emploi est-il plus faible en Wallonie ?

C’est à cette multitude de questions que le CCE – et les partenaires sociaux en général -, devrait trouver réponse s’il veut s’attaquer réellement aux racines du dérapage salarial. Le gouvernement l’a d’ailleurs exigé, court-circuitant – avec la nonchalance propre au Premier ministre, Guy Verhofstadt -, le calendrier de la concertation sociale. Le prochain rapport technique du Conseil central de l’économie est attendu pour la fin du mois de septembre, la négociation de l’accord interprofessionnel 2003-2004 débutant ensuite.

Le spectre de l’index

Les interlocuteurs sociaux ne pourront, alors, faire l’économie d’une nouvelle discussion sur le mécanisme de l’indexation, qui intervient dans l’élaboration de la norme salariale. Or le calcul de l’index des prix à la consommation a posé problème au mois de janvier: les syndicats demandaient que l’on y maintienne la redevance radiotélé, quand bien même la Flandre a décidé sa suppression et Bruxelles, son intégration dans une autre taxe, tandis que le patronat proposait de ne plus la prendre en compte. C’est finalement la première thèse qui l’a emporté, après une intervention de Charles Picqué, le ministre fédéral de l’Economie, provoquant un saut d’index, donc une augmentation des allocations sociales et des salaires de la fonction publique dans les deux mois. La question se reposera en février. A terme, toutes les taxes régionales pourraient être exclues de l’index. En attendant, le patronat flamand (le VEV), saisissant la balle au bond, a suggéré l’instauration d’un index régional. « Ce serait stupide, s’emporte-t-on à la Fédération des entreprises de Belgique (FEB): il y a plus de différences entre une ville limbourgeoise et Gand qu’entre la Flandre et la Wallonie. » Un tel projet signerait surtout l’arrêt de mort de la formule, et de la sécurité sociale en général, qui assure la solidarité entre actifs et non-actifs: deux personnes effectuant la même tâche bénéficieraient de salaires différents selon le lieu où ils travaillent.

Un nouveau dérapage en 2001-2002?

« Les mois qui viennent seront très durs pour les interlocuteurs sociaux », soupire Peter Timmermans, directeur social à la FEB. Tous s’attendent en effet à ce qu’un nouveau dérapage salarial soit enregistré pour 2001 et 2002, en raison, cette fois, d’une mauvaise prévision de l’inflation. Dans le calcul de la marge salariale, il était prévu qu’elle ne dépasse pas 3,1 % en deux ans. Or elle a dépassé les 5 %. Un tel type d’erreur est plus facile à corriger sur le plan macroéconomique, certes. Mais la reprise économique annoncée pour la mi-2002 pourrait donner des idées à certains, désireux de laisser partir les salaires à la hausse et peu séduits par l’idée de resserrer d’un cran la ceinture des revenus du travail. « Si nous ne corrigeons pas cette erreur due à l’inflation dans le prochain AIP, la pression sur l’indexation automatique des salaires – la Belgique est le seul pays d’Europe à la pratiquer – sera terrible de la part des chefs d’entreprise, mais aussi d’organismes comme le Fonds monétaire international ou l’OCDE », avertit un expert. L’automne sera chaud.

Laurence van Ruymbeke

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