Le culte de l’enfant victime

Pourquoi l’affaire Dutroux a-t-elle subitement généré un intérêt aussi massif pour les « enfants-victimes » ? Alors qu’autrefois, c’était les enfants eux-mêmes, objets d’agissements de la part des adultes, qui étaient pointés du doigt de manière sordide: « Elle l’a cherché ! Elle l’a provoqué ! » Durant l’été 1996, l’opinion publique s’est retournée comme un gant. L’enfant est redevenu un être pur, angélique (au sens théologique du terme, c’est-à-dire qui n’a pas de sexe), et que l’on a érigé en victime potentielle du diabolique pédophile. Bien sûr, il ne s’agit pas, ici, de nier les conséquences dramatiques de la maltraitance des enfants. Mais dramatiser ces conséquences se révèle tout aussi dangereux.

Généralement, on considère aujourd’hui que, grâce à la prise de conscience engendrée par l’affaire Dutroux, la maltraitance est sortie de l’ombre. Malheureusement, ce n’est pas parce que le discours sur l’enfant s’est amplifié que celui-ci se trouve davantage respecté dans sa personne. Moins intéressées à partager leurs expériences et leurs espoirs avec ceux qu’elles disent vouloir protéger et à tenir compte de leurs souhaits, les armées autoproclamées de défenseurs d’enfants ont plutôt contribué à donner une notoriété inutile et dramatisante à la maltraitance, créant un climat malsain qui n’aide en rien les enfants et les parents qui souffrent. Nos sociétés modernes ont créé le culte de l’enfant victime. Et, pourtant, la situation des enfants maltraités s’est détériorée, notamment parce que les mesures de signalement obligatoire ont déstructuré les réseaux d’aide existants.

La société consumériste qui est la nôtre n’en est pas à un paradoxe près: alors qu’elle n’a jamais autant oeuvré pour l’intérêt des enfants, elle se montre tout aussi prompte à rejeter ceux-ci, voire à les bannir, lorsqu’il s’agit de délinquance ou de violence. Les mineurs « fautifs » s’avèrent d’autant plus dangereux qu’ils menacent l’icône innocente, confortable et rassurante de l’enfant passif, comblé par les biens qu’on lui offre et qu’il consomme avidement. De plus en plus de voix s’élèvent pour exiger que la responsabilité pénale des mineurs soit fixée à 14 ans, comme c’est le cas aux Etats-Unis (cette limite d’âge a même été ramenée à 10 ans dans deux Etats américains).

Ange et démon. L’image fait inévitablement penser à la pop star américaine Michael Jackson qui, aspirant à devenir un modèle angélique, s’acharne à effacer, sur sa peau, les traces du temps et celles de sa couleur d’origine, ne parvenant finalement qu’à ressembler à une créature étrange, mi-Bambi mi-Dracula. De la même façon, l’enfant est à la fois idéalisé et diabolisé. Notre société oscille entre indulgence et autoritarisme, entre laisser-faire et maison de correction, entre jouet et fouet.

Le risque n’est plus, aujourd’hui, de considérer l’enfant comme irresponsable, mais de lui donner trop de responsabilité, de le traiter comme un alter ego, faillissant ainsi à notre devoir d’éducation. La Convention des droits de l’enfant est, d’ailleurs, révélatrice de la manière dont les adultes se projettent sur les petits, en les accablant, pour mieux s’en décharger, d’une responsabilité qui les écrase. L’enfant est devenu source de vérité, au point qu’il sait mieux que l’adulte et que les rôles trop souvent s’inversent. Il est presque habilité à devenir le parent de ses parents. Il a, dès lors, tous les droits. Au nom de son bonheur – que l’idéal collectif a coulé en règle contraignante -, c’est lui qui dicte la loi familiale, avec tout ce que ce statut précoce peut engendrer comme angoisse et, donc, comme déprime.

On n’a jamais autant parlé des enfants et, en même temps, on n’a jamais aussi peu parlé aux enfants. La société donne énormément à l’enfant consommateur. Elle lui fabrique des produits, une protection juridique sur mesure. Mais elle ne le fait pas participer à la vie réelle, concrète. L’enfant reçoit avant même de pouvoir exprimer ses désirs. On le ballotte comme un paquet qu’on ne cherche qu’à occuper. C’est le propre d’une société qui vante les valeurs du plaisir immédiat et de l’avidité sans borne. La logique consumériste est une logique infantile. L’enfant ne se voit rien refuser, alors qu’il a nécessairement besoin d’être limité dans son expression narcissique pour apprendre à tenir compte de l’autre. En croyant que tout est possible, il est réduit à l’impuissance, maintenu dans une passivité débilitante.

Ces enfants victimes, que la société marchande aura bien préparés au rôle de consommateur, deviennent eux-mêmes des adultes infantiles, irresponsables, infirmes sur le plan affectif. Cette infantilisation est non seulement engendrée, mais aussi entretenue par le mythe de l’enfant victime, par l’obsession de la maltraitance potentielle. On ne fait plus confiance aux parents auxquels se substituent l’école, les structures sociales et la justice. Victimisation, déresponsabilisation… Bien traiter un enfant, c’est justement l’aider à devenir adulte, autonome, à s’arracher à l’immédiateté et à l’ignorance, même si le processus est douloureux. L’objectif final de toute éducation est de voir son enfant se séparer de soi.

Catherine Marneffe, pédopsychiatre, directrice du Centre médical pédiatrique « Clairs Vallons »

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