Le coup de blues

Boris Thiolay Journaliste

De Chelsea à Manchester United, les plus grands clubs passent aux mains d’oligarques russes, de tycoons américains et autres brasseurs d’affaires. Corruption, transferts douteux, débauche d’argent… C’est toute une culture populaire qui se trouve menacée

Accoudés à la balustrade métallique qui surplombe de quelques mètres Brisbane Road, des fans de tous âges trinquent et s’interpellent en blaguant. Des vagues de maillots rouges affluent vers le stade de Leyton Orient. Au bar des supporters, la pression monte doucement. Deux heures avant le coup d’envoi du match, Malcolm Sanien, 61 ans, et Martin Bickmore, 47 ans, accompagnés de leurs fils respectifs, s’échauffent en éclusant quelques pintes. Des fidèles parmi les fidèles. L’objet de leur ferveur ? Une méchante rencontre du bas de tableau de la League One, la troisième division anglaise de foot, opposant, devant 3 500 spectateurs, l’équipe visiteuse de Chesterfield aux O’s de Leyton, ce quartier populaire de l’East End londonien. Quelques bières plus tard, malgré un match nul et non avenu (0-0), les quatre compères n’échangeraient leur place pour rien au monde.  » Les vrais amoureux du foot, c’est nous !  » affirme Daniel, 21 ans, dont le maillot est frappé de la devise  » Supporter d’Orient jusqu’à la mort « .  » Se dire fan de Chelsea, c’est un plaisir facile. Par contre, il n’y a aucune récompense à soutenir Leyton Orient.  »

Chelsea, ou le nouveau pôle magnétique du foot anglais. Depuis son rachat, en 2003, par l’oligarque russe Roman Abramovitch, onzième fortune mondiale, ce club niché dans l’un des quartiers les plus huppés de Londres affiche une réussite insolente : deux titres successifs de champion d’Angleterre, pour la première fois depuis cinquante ans, et l’ambition d’éclipser les plus grandes équipes européennes. La recette ? Faire du foot une cash machine qui tourne vingt-quatre heures sur vingt-quatre, y compris en dehors des périodes de compétition. Chaque jour, plusieurs centaines de personnes visitent Stamford Bridge, l’antre ultramoderne des Blues (le surnom de l’équipe), comme on passerait un après-midi à Disneyland. Après une halte au Megastore, pour habiller les enfants de pied en cap aux couleurs du club (60 euros le maillot), en route pour la visite. Pendant une heure, mêlant une autodérision et un cynisme très British, la guide, Trudy, énumère les valeurs essentielles du foot professionnel anglais. Et la liste des principaux sponsors. Quel est l’accessoire primordial dans un vestiaire ?  » Le miroir, car les grands joueurs sont avant tout des mannequins.  » La passion de Frank Lampard, milieu de terrain emblématique de Chelsea ? Son Aston Martin. A la fin de la visite, Paul, 6 ans, qui n’en a pas perdu une miette, demande :  » Est-ce qu’un joueur du club possède une Lamborghini ?  » Quelques minutes auparavant, Trudy avait demandé au gamin s’il voulait jouer pour Chelsea et devenir très riche.  » Parfait. A partir de maintenant, je suis ton agent et je prends 95 % de ton salaire.  »

Cette blague pourrait faire grincer bien des dents en Grande-Bretagne. Car la Premier League, l’élite footballistique anglaise, fait face à une série de scandales sans précédent. Le championnat le plus riche du monde, qui voit évoluer les stars les plus glamour du ballon rond, cache une face moins séduisante, où tentatives de corruption,  » détournements  » de joueurs d’un club vers un autre et opérations financières occultes seraient monnaie courante.

Ce genre d’affaires commencent à être déballées au grand jour. Les Sales Secrets du football, un documentaire tourné en caméra cachée et récemment diffusé par la BBC, montre quelques figures connues du football britannique se livrant à des pratiques douteuses. Frank Arnesen, directeur des équipes de jeunes de Chelsea, est filmé alors qu’il tente d’approcher illégalement un jeune prodige déjà sous contrat avec le club de Middlesborough. Sam Allardyce, manager de Bolton, est, lui, soupçonné d’avoir touché des commissions pour faciliter trois transferts. S’il n’apporte aucune preuve formelle, ce documentaire a poussé la Football Association, la fédération anglaise, à révéler qu’elle enquêtait depuis mars 2006 sur les 362 transferts de footballeurs professionnels effectués ces deux dernières saisons. L’un des cas les plus édifiants reste celui de John Obi Mikel. En 2003, ce petit génie nigérian de 16 ans est repéré par les agents recruteurs de Manchester United. Après avoir endossé officiellement le maillot des Reds, il est envoyé faire ses classes au club norvégien de Lyn Oslo. Mais, en 2005, Mikel s’évanouit dans la nature. Puis reparaît à Londres, dénonce son contrat et clame qu’il a toujours voulu jouer pour Chelsea. Manchester United menace de porter l’affaire en justice. Pour mettre fin à la polémique, Chelsea versera 4 millions d’euros à Lyn Oslo et 12 millions à Manchester. Aujourd’hui, Mikel porte le numéro 12 à Chelsea.

 » La débauche d’argent a tué l’âme du football anglais  »

Ces trois dernières années, des investissements massifs, et parfois opaques, ont fait voler en éclats les règles du foot anglais. Quatre clubs de Premier League ont été rachetés par des milliardaires américains et russes. Les tycoons Malcolm Glazer et Andy Lerner, jusqu’alors inconnus dans le monde du football, ont respectivement pris, en 2005 et en 2006, le contrôle de Manchester United (1,2 milliard d’euros) et d’Aston Villa (95 millions d’euros). Dernière OPA en date : le club de Portsmouth, repris en juin dernier par Alexandre Gaydamak. Son père n’est autre qu’Arcadi Gaydamak, cet homme d’affaires russo-israélien qui fait l’objet d’un mandat d’arrêt international pour vente illégale d’armes à l’Angola.

Que cherchent ces milliardaires en investissant des sommes colossales dans le football ? Les grands clubs sont tout à la fois des entités sportives à haute valeur affective, des entreprises rémunératrices et des marques mondialement connues. Posséder un club est une extraordinaire carte de visite pour s’ouvrir de nouveaux marchés. En termes de notoriété, l’investissement est des plus rentables. On comprend alors mieux la sérénité avec laquelle Roman Abramovitch – le repreneur de Chelsea en 2003 – assume une perte record de 338 millions d’euros en deux saisons.

 » La débauche d’argent a tué l’âme du football anglais « , déplore l’écrivain John King, auteur de Football Factory, récit de la vie quotidienne d’une bande de prolos, fans de Chelsea, ivres de foot, de bière et de baston. King se souvient avoir lui-même vibré, dans son enfance, à l’unisson de  » The Shed « , cette tribune populaire où, pour 5 livres (7,50 euros), se mêlaient skinheads et bons pères de famille.

Une époque révolue. Aujourd’hui, le supporter est considéré comme un consommateur. D’un simple clic sur Internet, il peut se procurer une carte de crédit, un abonnement de téléphone mobile ou de la lingerie aux couleurs de son club favori. Le prix des places, lui, a été multiplié par trois en vingt ans.  » Qui peut encore se permettre d’emmener ses enfants au stade tous les dimanches ?  » s’interroge Amy Lawrence, 35 ans, chroniqueuse sportive au journal The Observer et inconditionnelle du club d’Arsenal depuis l’âge de 5 ans.  » On voit des gens s’endetter de 1 000 livres (1 500 euros) auprès de leur banque pour payer un abonnement annuel…  » Mais, faute de moyens, une frange de supporters regarde désormais les grands matchs au pub et réserve ses déplacements au stade pour des équipes locales.  » En réalité, les grands clubs ont poussé la working class, les buveurs de bière et les dévoreurs de hot dogs hors des tribunes, poursuit John King. Ce qu’ils veulent, c’est un public composé de familles heureuses, de touristes, de néophytes et de yuppies.  » l

Boris Thiolay

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