» Le conflit est le seul moyen pour Poutine de rester « 

Mine renfrognée, Garry Kasparov contemple par la fenêtre le Chrysler Building et l’imposant Rockefeller Center, les pièces géantes de son échiquier new-yorkais. Exilé aux Etats-Unis depuis trois ans, le titan des échecs dirige de son bureau de la 6e Avenue une fondation qui promeut le jeu des rois dans les écoles, de Madagascar à la Croatie, mais il nous reçoit ce jour-là pour régler son compte au prince du Kremlin, Vladimir Poutine, cible de son nouveau livre, Winter is coming, dont la traduction est parue en Belgique ce 21 janvier (1). S’il compare le  » dictateur  » à Hitler et aux parrains de la mafia, le détracteur le plus virulent du maître de la Russie n’épargne pas non plus, avec fureur et érudition politique, les dirigeants occidentaux, coupables à ses yeux de capitulation devant Moscou.

Le Vif/L’Express : Vous, le stratège de l’échiquier, ne vous embarrassez pas de nuances en comparant Poutine à Hitler. Vous n’exagérez pas un peu ?

Garry Kasparov : Je ne compare pas leurs méfaits, bien sûr, mais l’essor de leurs pouvoirs. Je dénonce l’incapacité des démocraties occidentales à lire les signaux qu’envoyait Poutine il y a déjà quinze ans ; à simplement l’écouter quand il raconte que la disparition de l’Union soviétique est la pire tragédie du XXe siècle ou qu' » on ne cesse jamais d’être un agent du KGB « . Hitler, malgré son Mein Kampf, n’était au départ qu’un populiste dérangeant aux yeux des Européens et des Américains, qui croyaient s’en accommoder. Jusqu’à la nuit de Cristal. C’est ce genre de cécité volontaire qui permet aux dictateurs de consolider leur pouvoir intérieur. Si leurs coups de force ou de folie ne rencontrent aucun écueil, leur peuple finit par gagner confiance dans leur instinct de leader, et, vu la destruction de toute voix dissidente, à se rallier plus activement à lui.

Vous semblez en vouloir presque plus aux gouvernements occidentaux qu’à Poutine !

Daladier et Chamberlain, eux, ne disposaient pas de précédents historiques. Les dirigeants d’aujourd’hui n’avaient qu’à ouvrir un livre d’histoire, or ils se sont succédé au Kremlin à ses débuts pour devenir des jouets au service de son efficace propagande.

Les Occidentaux n’ont donc rien vu venir ?

Ils ont d’abord raté l’occasion de soutenir des changements démocratiques au début des années 1990. La fin de l’URSS, en 1991, aurait dû – comme en 1918 ou en 1945, des basculements majeurs – s’accompagner de plans d’avenir concertés en Occident. Néanmoins, on a seulement fait la fête, célébré, comme le dit mon ami Francis Fukuyama, la fameuse  » fin de l’Histoire « , la victoire finale des démocraties. Nous nous sommes relâchés et nous n’avons pas édifié d’institutions capables de garantir la démocratisation des nations. La Russie laissait à désirer, mais elle n’était, disait-on, plus dangereuse. Alors, on a laissé faire.

Vous mentionnez les propos de Condoleezza Rice, spécialiste de la Russie et alors future secrétaire d’Etat, plaisantant sur l’issue prétendument incertaine d’une réélection de Poutine…

Les hommes politiques restent dans leur zone de confort, délimitée par le climat médiatique et les attentes de l’opinion, qui n’aime pas entendre parler de conflits. Car ils veulent être réélus. Mais le monde a changé. Démocraties, pays déchus et dictatures cohabitent maintenant étroitement dans un univers de tweets et d’information immédiate. Les régimes totalitaires en profitent. Ils exacerbent des conflits avec le monde extérieur ou démocratique afin de justifier leur autorité interne. Comprenez que ces gens n’ont d’autre option que de garder le pouvoir pour éviter de rendre des comptes pour leurs crimes. Ils ont brûlé leurs vaisseaux et sont au point de non-retour, alors que leur économie décline et que l’on pourrait questionner leur légitimité. Quand un de ces régimes est à court d’ennemis intérieurs, il lui faut trouver des ennemis extérieurs.

C’est ce que fait Poutine, si on vous lit bien.

Le temps n’est plus où le pétrole valait 150 dollars le baril et finançait, malgré la corruption, l’ascension d’une classe moyenne. Le conflit est son seul moyen de rester en poste. Dès 2013, il hurlait contre la menace de l’Otan alors que, Obama n’ayant eu de cesse de réduire son déploiement militaire, il n’y avait plus un seul tank américain en Europe. Aujourd’hui, s’il est en Syrie, c’est qu’il a besoin d’une nouvelle confrontation.

Vous parlez aussi carrément d’un système mafieux.

Sous Eltsine, la corruption était un problème. Sous Poutine, elle est devenue un système, fondé essentiellement sur la loyauté absolue envers le dirigeant, ce qui l’apparente à la mafia : au niveau de l’Etat central, elle assure l’accès aux fonds publics, mais la règle vaut aussi pour les villes et leurs maires.

Une fatalité russe ?

On me demande parfois la différence entre l’Ukraine et la Russie, deux pays si proches. Dans le premier, les Ukrainiens ont, dès 1994, fait l’expérience, cas inédit, d’un changement pacifique de régime par les urnes. En outre, ce pays disposait d’une opposition minoritaire mais établie, et surtout de quelques médias indépendants. Sous Poutine, cela n’existe pas. Même en 2005, quand j’ai commencé à m’engager politiquement, des opposants comme moi n’avaient pas le moindre accès à la presse. Côté répression, Poutine n’en était encore qu’à sa période  » végétarienne « , par opposition à son époque carnassière d’aujourd’hui. On ne risquait alors que quelques jours de prison. Maintenant, on vous exécute sans scrupules.

La propagande vous paraît-elle du niveau de l’époque soviétique ?

Très différente, en fait. Ma mère, qui vit à Moscou et écoute toutes les absurdités de la télévision, me disait récemment qu’au moins, à la pire époque de Staline, on promettait de gentils lendemains qui chantent. Un futur idyllique justifiant les sacrifices du présent. Le message de Poutine, lui, n’est que noirceur orwellienne, complot, danger, ennemis mortels…

Vous fustigez les Occidentaux, mais Obama n’a cessé de rappeler à Poutine qu’il n’était qu’un tigre de papier, un maître régional sans envergure.

Pour les dictateurs, les mots sont sans importance, seuls comptent les actes. Rien de pire que de les insulter sans agir ensuite. Si Obama dit que Poutine est  » régional « , il doit le prouver en envoyant un porte-avions près d’Odessa comme aimable rappel de sa puissance. De même, quand il dit à Bachar al-Assad, sous le regard de son allié Poutine, que l’usage de gaz contre les civils constitue une limite à ne pas franchir, et finalement ne fait rien… Si quelqu’un franchit la ligne rouge, la règle est de lui tirer dessus !

On a vu, sous Bush, où menait l’usage impulsif de la force.

Et moi, je suis né sous le régime soviétique. Il m’est difficile, psychologiquement, de condamner une action qui vise à l’éviction d’un dictateur tel que Saddam Hussein. Comme aux échecs, c’était un coup, certes mal avisé, vers un but légitime. Il n’était pas nécessaire, pour le corriger, de reprendre la partie à zéro comme le fait Obama au Moyen-Orient. Son retrait militaire a seulement créé un vide où l’Iran, puis la Russie se sont engouffrés.

Poutine n’a-t-il pas aussi joué les bons citoyens du monde, en facilitant l’accord sur le nucléaire iranien, en  » arrangeant  » la destruction des stocks de gaz syrien ? Même ses bombardements actuels peuvent servir contre Daech…

C’est une plaisanterie ? Il sert exclusivement ses intérêts. Le renforcement de son allié iranien au prix d’un accord nucléaire désastreux. Ensuite, dans sa relation avec Bachar al-Assad, je vois une fraternité classique des dictateurs et un calcul de propagande intérieure. Poutine n’est entré en scène en Syrie qu’à partir du moment où Obama a affirmé que le tyran syrien devait partir. Depuis, il n’a de cesse de devancer le président américain dans la région, pour mieux ridiculiser son indécision.

Avez-vous vraiment calé la sortie de votre livre aux Etats-Unis sur le calendrier des primaires américaines, et surtout républicaines ? Pourquoi ?

J’espérais ouvrir un débat sur le besoin d’une politique constante, équilibrée, de l’Amérique dans le monde, au moment où son éternel balancier revient vers l’isolationnisme. De la part de Hillary Clinton et de son concurrent démocrate, Bernie Sanders, je n’attends d’autre rhétorique que celle d’Obama, dont la présidence est désastreuse de ce point de vue, et, du côté républicain, Donald Trump, Ted Cruz, Rand Paul restent dans la ligne  » l’Amérique d’abord « . Je fonde quelques espoirs sur Marco Rubio, sénateur de Floride, qui connaît la politique étrangère et a du sang cubain. Il comprend au quart de tour ces questions de Russie et de KGB…

Les Européens ?

Eux aussi doivent comprendre que le temps des bisous et des compromis doit s’achever. Poutine voit dans le flot des réfugiés un moyen de pression idéal sur l’opinion et un atout essentiel pour ses alliés d’extrême droite européens qui, comme le Front national français, profitent ouvertement des financements du Kremlin. A terme, l’influence croissante de ces mouvements en Europe pourrait lui valoir une levée des sanctions…

Il sait aussi se créer des alliés…

En bon agent du KGB, il n’a pas son pareil pour sentir et manipuler les gens. Souvenons-nous qu’il avait réussi à émouvoir ce grand sentimental de George W. Bush en 2001 en lui parlant de son baptême et en lui montrant sa croix orthodoxe. Pour le reste, il paie des fortunes pour sa propagande internationale. Son argent nourrit un immense réseau international de politiciens et ses contrats commerciaux lui valent aussi le soutien d’une partie du monde du business. La chaîne Russia Today, la voix du Moscou anglophone, est la mieux financée au monde.

Que préconisez-vous ? Une confrontation armée ?

Vous en parlez comme s’il s’agissait du Staline de 1948 ! Soit, il a la bombe, mais ses forces conventionnelles sont bien plus faibles qu’on ne l’imagine. Je souhaite seulement qu’il subisse systématiquement les conséquences en chaîne de ses coups de folie. Les Turcs, après lui avoir en vain demandé d’arrêter les bombardements des Turkmènes de Syrie, ont fini par abattre un avion russe. En représailles, Poutine décrète le boycott du tourisme en Turquie, ce qui ruine en premier lieu le secteur du voyage de son propre pays. Surtout, l’affaire irrite au plus haut point le deuxième plus puissant groupe religieux de Russie, les populations musulmanes sunnites, pour la plupart proches ethniquement des Turcs. Il faut qu’il ait poussé un peu loin pour que le président de la république du Tatarstan ose dénoncer l' » aventurisme  » de Poutine.

Votre célébrité vous protège, vous, l’opposant virulent du Kremlin ?

Non, et c’est pour cette raison que je vis à New York depuis 2013. Aucun statut, aucune notoriété ne vous met à l’abri du crime. Mon ami Boris Nemtsov, un homme politique de haut niveau, un temps pressenti pour être le successeur d’Eltsine, était connu dans tout le pays. Cela ne l’a pas empêché d’être assassiné l’année dernière, à deux pas du Kremlin, après avoir appelé à une marche de protestation contre l’intervention de Poutine en Ukraine. Lui-même m’avait conseillé de partir et de ne pas revenir à Moscou pour répondre à une commission d’enquête.

Vous gardez un espoir pour la Russie ?

On me parle du chaos qui suivrait le départ de Poutine, mais mieux vaut le chaos aujourd’hui qu’un véritable désastre demain. Les exactions de ce régime commencent à fracturer la Russie, à laisser supposer des soulèvements régionaux, alors que la Chine convoite en silence de vastes territoires dépeuplés. Je voudrais que cela cesse, tant que mon pays peut encore s’en relever.

(1) Winter is coming. Stopper Vladimir Poutine et les ennemis du monde libre, par Garry Kasparov, éd. Michel Lafon, 384 p.

Propos recueillis par Philippe Coste – Photo : Natan Dvir/Polaris Images pour Le Vif/L’Express

 » Sous Poutine, la corruption est devenue un système, fondé sur la loyauté absolue envers le dirigeant, ce qui l’apparente à la mafia  »

 » Poutine voit dans le flot des réfugiés un moyen de pression idéal sur l’opinion et un atout essentiel pour ses alliés d’extrême droite européens  »

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