Le complexe du premier de classe

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Le plus développé des anciens pays de l’Est se voit déjà dans l’Union européenne… que les Slovènes ne se privent pas de critiquer

« Vous savez ce qu’on dit chez nous ? L’adhésion à l’Union européenne, c’est troquer un « B » contre un « B »: Bruxelles à la place de Belgrade. Avec, tout de même, une grande différence: la Slovénie, qui était la république la moins pauvre de la Yougoslavie, alimentait largement les caisses de la capitale fédérale. Cette fois, c’est nous qui allons réclamer des sous à la capitale de l’Europe ! » Volontiers caustiques, les Slovènes prennent un malin plaisir à raconter cette blague à leurs visiteurs européens. Avant de les rassurer: leur pays, coincé entre les Alpes et l’Adriatique, est déjà si prospère qu’il pourrait se retrouver, dès le premier jour de son adhésion, contributeur net au budget de l’Union.

Indépendante pour la première fois de son histoire en 1991, la Slovénie a, sans nul doute, tourné le dos à son passé yougoslave et elle ne veut plus être considérée comme un Etat des Balkans. Venise ou Salzbourg sont à moins de trois heures de la capitale, Ljubljana, et l’on s’y rend par d’excellentes autoroutes. Tandis que Sarajevo ou Belgrade ne sont accessibles qu’en six heures au moins, et par de mauvais chemins. La Macédoine, instable et sinistrée, et le Kosovo, sous tutelle onusienne, semblent, eux, se trouver à mille lieues de la petite république sans guerre et sans reproches. A l’abri de ses montagnes et à l’ombre de ses clochers, la Slovénie, homogène sur le plan ethnique, est sortie indemne des convulsions de l’ère post-titiste. En quête de normalité, ce pays de 20 000 kilomètres carrés – les deux tiers du territoire de la Belgique -, peuplé d’à peine 2 millions d’habitants, s’est tourné résolument vers l’Europe.

« Notre volonté d’adhérer à l’Union européenne est loin d’être motivée par le seul argument économique, assure Samuel Zbogar, jeune et brillant secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères. Dès notre indépendance, nous avons voulu la rejoindre parce que nous partageons avec ses membres la même histoire, la même culture, les mêmes valeurs. Et parce qu’il n’y a pas d’alternative, à moins de rester isolés. » La Slovénie, qui entend devenir membre à part entière de l’Union d’ici à 2004, s’est appliquée à devenir le meilleur élève de la nouvelle classe des impétrants. Après quelques années de déprime provoquée par la perte du marché yougoslave, elle a comblé ses retards et dépasse déjà, pour le revenu par habitant, le niveau de la Grèce et du Portugal. Près de 70 % des exportations sont dirigées vers l’Europe de l’Ouest. « L’économie tourne bien, confirme le secrétaire d’Etat, bien que la récession actuelle et, surtout, le marasme en Allemagne, notre premier partenaire commercial, nous causent du souci. »

Des entreprises slovènes performantes comme Elan, inventeur des skis paraboliques, ou Gorenja, le roi de la machine à laver, ramènent des devises. Renault assemble ses Clio dans la plus grande usine du pays. Et les Belges d’Interbrew négocient la reprise du management d’ Union, l’une des deux brasseries slovènes. Dans le même temps, la maison de poupées de l’ex-Europe socialiste redécouvre des marchés perdus. Elle est ainsi devenue le premier investisseur en Bosnie. Certes, la Slovénie compte des régions défavorisées, comme la zone industrielle au nord de Maribor. Néanmoins, le taux de croissance annuel atteint 5 % et le chômage (7 % de la population active) baisse régulièrement depuis trois ans.

La stabilité du gouvernement, qui s’appuie sur une large coalition centriste dominée par les libéraux-démocrates, est un autre atout, mis en avant par les journalistes locaux. « L’opposition elle-même soutient la politique étrangère de la majorité », s’exclame Tomaz Saunik, de l’hebdomadaire Mladina, fer de lance de la contestation des années 80. Une incertitude: l’issue du débat sur les questions sociales. L’aile gauche de la coalition dénonce les thèses libérales en matière de prestations de santé ou de retraites, alors que le pays compte près de 500 000 pensionnés qui grèvent lourdement le budget national. Un compromis entre partenaires sociaux vient cependant de se dégager, le 29 octobre, à propos de la réforme du code du travail. Par ailleurs, certains analystes estiment que l’unité sans faille des tout-puissants libéraux-démocrates sera mise à rude épreuve lors de la campagne pour l’élection présidentielle de l’automne 2002, à laquelle le Premier ministre libéral Janez Drnovsek a déjà annoncé sa candidature.

A Ljubljana, la capitale au charme provincial, les reliquats de la « Yougoslavie de Tito » ont disparu. Boutiques de luxe, galeries d’art et restaurants de charme se multiplient, de même que les pistes cyclables, très fréquentées. « Inspirée par la mode et le design italiens, la classe moyenne s’habille et décore sa maison avec une élégance rare, remarque un diplomate belge. Dans cette ville où règne une ambiance estudiantine, voire « alternative », les terrasses des cafés ne désemplissent pas à la belle saison et l’on peut sortir le soir sans courir le moindre risque. » En plein centre-ville, au pied des édifices baroques ou de style sécessionniste, cette variante de l’Art nouveau venue de Vienne, s’étend un immense marché où, chaque samedi, tout le monde se croise. On peut même y rencontrer, en toute simplicité, Milan Kucan, le chef de l’Etat, qui demeure l’homme politique le plus populaire du pays. Mais, le dimanche, Ljubljana se vide. Les uns, adeptes de la randonnée, du rafting ou du ski, gagnent les Alpes juliennes toutes proches. Les autres s’entassent sur les quarante-six petits kilomètres du littoral slovène, où les loyers et les prix des maisons ont flambé, comme dans les beaux quartiers de la capitale.

Impatiences

Sérieux, travailleurs, fiers de leur réussite, les Slovènes ont soif de reconnaissance. Convaincus d’être les premiers sur la liste des pays candidats à l’adhésion, ils s’impatientent des tergiversations européennes. « La Slovénie affiche à l’envi ses bons résultats macroéconomiques, mais ce n’est pas suffisant, réplique un haut fonctionnaire de la Commission européenne. Nos rapports stratégiques insistent sur l’indispensable désengagement de l’Etat, qui contrôle encore de nombreuses entreprises, via des banques et des fonds d’investissement. On relève aussi des lenteurs dans la restitution des propriétés privées confisquées naguère par la Fédération yougoslave. Il faut, enfin, réformer l’administration. Les Slovènes s’appliquent à transposer l’acquis communautaire dans leur législation, mais un fossé énorme sépare encore les textes et leur application. »

Tandis que les négociations se poursuivent, le soutien de l’opinion publique à l’Europe s’érode: il est tombé de 60 à 50 % en un an, avant de remonter tout de même à 57,8 %, selon un dernier sondage du 21 octobre. Le référendum sur l’adhésion promis par le gouvernement n’est donc pas gagné d’avance. « L’affaire des boutiques hors taxes a indigné la population, explique le Dr Janez Potocnik, chargé des négociations avec l’Union européenne. Nous avons dû fermer dès cette année les magasins de ce type aux frontières avec l’Autriche et l’Italie, alors que notre entrée dans l’Union n’est pas prévue avant au moins deux ans. »

Les Slovènes n’ont pas apprécié non plus les raideurs européennes – allemandes et autrichiennes notamment – en matière de transport et de libre circulation des travailleurs. Enfin, la presse locale s’est déchaînée cet été contre l’Otan, qui persiste à refuser l’entrée de la Slovénie en son sein, alors que, voici trois ans déjà, trois autres pays de l’ex-Europe de l’Est y ont été accueillis à bras ouverts. « Formalistes, les Slovènes sont certains de satisfaire aux conditions d’entrée dans l’UE et dans l’Alliance, note Slavko Gaber, parlementaire du parti libéral-démocrate chargé des questions européennes. Ils sont donc un peu las de recevoir sans cesse des fins de non-recevoir. »

Olivier Rogeau

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