Le combat d’Angela

(CAlabre) Jeune, elle fut elle-même la compagne de deux boss de la ‘Ndrangheta, l’autre mafia italienne. A 63 ans, elle se bat pour faire condamner les assassins de son fils, exécuté pour avoir séduit l’épouse d’un autre chef de clan.

D.S.

de notre envoyée spéciale

Pendant deux années longues comme une vie, elle a vu son fils marcher vers la mort. Lentement, elle l’a vu s’éloigner dans la gueule ouverte du destin, sous son regard désespéré de mère qui savait, elle, qu’on n’enfreint pas la loi du milieu. Elle qui, sur cette terre de Calabre gavée de sang, a tout appris, à 20 ans, des règles de la ‘Ndrangheta, tandis qu’elle aimait un boss :  » Sur ce que tu verras, tu fermeras les yeux ; tout ce que tu entendras, tu l’oublieras ; tout ce que tu sauras, tu le tairas « , répète-t-elle, en se masquant le visage d’un geste.

Ce matin de juillet, l’air est suffocant dans les environs de Lamezia Terme. Dans sa maisonnette de béton, isolée au bout d’un chemin, Angela Donato, 63 ans, se tient immobile, assise à la table de son petit salon-cuisine, pâle et vêtue de noir, recluse dans son cauchemar. La pluie, furieuse, qui cogne sur le toit étouffe ses sanglots :  » Santo était amoureuxà Chaque jour, je le suppliais : « Ne fais pas ça. On te retrouvera mélangé à du ciment ! » Il me disait : « Non ti preoccupare, mamma »à  » On ne lutte pas contre les sentiments. Sauf que, là, Santo était épris de la femme du boss Rocco Anello.

L’orage est là. Il bouche l’horizon. Angela la Calabraise, née pour la besogne, l’amante promise à la Mafia, la mère assassinée, se replonge dans son histoireà Elle avait toujours rêvé de s’arracher à son enfance paysanne, de devenir infirmière, de soigner le monde. Adolescente, elle a fui la maison du père, qui ne pouvait pas lui payer d’études, pour suivre un jeune homme, Tonino, à Nicastro, le village voisin. L’ouverture, devant elle, d’un univers inespéré. Mais le prince charmant était un boss.  » Je n’étais pourtant pas partie de la maison pour faire du mal « , souffle-t-elle. Tonino lui apprend à vivre, à trafiquer. Et à la fermer. Elle est estimée : fait rarissime pour une femme, le parrain du clan lui propose même le  » baptême « , par la piqûre initiatique et le sang. Angela refuse. Elle veut rester libre, mais ne le sera jamais.

A force de travail, elle a voulu se forger un autre destin

Elle quitte Tonino. Tombe dans les bras de Sebastiano, un truand du même calibre. Quand on lui demande ce dont elle a eu connaissance, au juste, elle coupe, laconique :  » Je n’ai jamais rien fait de mal, moi ! Et si je savais des choses, je n’aurais pas le droit de parler, même après quarante ans.  » Le silence éternel comme précepte de survie et pour camisole.

Une seconde fois, Angela a pensé pouvoir se forger un autre destin : à force de travail, elle obtient son diplôme d’infirmière, puis fonde brièvement une auto-école où elle fait venir les femmes, alors interdites de volant par les maris. Elle détourne ses enfants de leur père, Sebastiano, désormais en prison. Elle envoie aussi son fils dans un collège d’Assise, son Santo, qui a toujours pensé que papa était au travail, en voyageà

Quand l’enfant chéri revient, à 19 ans, il rêve d’université. Mais sa mère est redevenue une femme de ménage sans le sou. Bientôt, le milieu le rattrape. Avec les frères Fruci, affiliés au clan Anello, Santo fait office de chauffeur pendant que les autres enchaînent les extorsions de fonds. Jusqu’au jour où Angela l’aperçoit dans une voiture avec une fille. Cette fois, elle chavire :  » J’ai reconnu la femme du boss. Je suis rentrée en pleurant : je savais mon fils perdu. « 

Pendant deux années de liaison, d’enfer, elle les suivra, hurlant à Santo qu’il doit rompre, mendiant à l’amante un rendez-vous en pleine forêt, où le soleil n’a pas accès :  » Je lui ai raconté toute ma vie, pour lui montrer que je connaissais les règles, moi aussi, je lui ai demandé d’épargner mon fils.  » La femme du boss – chargée de gérer le racket en l' » absence temporaire  » de son époux – lui promet de quitter Santo. Quelque temps plus tard, Angela les surprend en train de se prendre en photo au bord d’un lacà Elle se lève, enragée, et va chercher pour nous le cliché dans son armoire : deux amoureux enlacés ; elle, les yeux brillants, lui, le visage poupin, heureux.

En mai 2002, le mari trompé sort de prison. Angela décrit, en un tic-tac infernal, le compte à rebours jusqu’au 10 juillet. Ce jour-là, elle rentre du travail à 14 heures, tente de joindre son fils : téléphone éteint. Les heures défilent, jusqu’à la nuit. Angela a compris. C’est fini. Elle tient à prendre la voiture pour reconstituer la journée fatale. La poste où il a retiré du courrier. Le carrefour où il a vu les frères Fruci – le piège. Le premier coup de revolver. Santo balancé dans le coffre de la voiture, encore vivant, criant. Et Santo achevé, jeté dans le torrent. Pendant quarante jours et quarante nuits, sa mère sillonne les bosquets, les planques de la bande. Elle y trouve des papiers, une cuillère en argent, que son fils gardait dans sa voiture. Mais l’enquête piétine. Obstinée, Angela se présente au siège de la squadra mobile (brigade mobile) de Catanzaro pour tout déballer. Elle parle, sur cette terre où les morts ne brisent jamais les serrures de leur cercueil :  » Comme moi, beaucoup de mères pleurent leur fils disparu dans le néant, en sachant qui l’a tué, et en ne disant rien. « 

Les policiers finissent par retrouver une clavicule. Une trace d’espoir. Le procès a lieu le 3 juillet 2009. Un complice est condamné à dix mois de prison ; deux des assassins présumés, Tommaso Anello et Vincenzo Fruci, sont acquittés – un autre sera jugé en septembre. Une deuxième fois, Angela croit mourir. Elle s’arc-boute sur sa chaise :  » Il n’y a pas de justice en Calabre ! Il faut se faire justice soi-même ! Je suis épuiséeà « 

Les chiens aboient. On frappe à la fenêtre : un carabinier.  » Tutto bene ? «  Angela opine, faiblement. Il passe ainsi toutes les heures, à la demande du procureur, afin de s’assurer que tout va bien et qu’elle est en vieà Elle pourrait payer cher sa liberté d’expression.  » Ici, on ne s’évade pas du destin, lâche-t-elle, le regard vide. Même si j’ai rencontré de mauvaises personnes, j’ai essayé de vivre honnêtement, je me suis toujours battue. J’ai à ma charge ma fille et qua

ni elle ni aucune autre madone de la mafia ne s’est jamais repentie

les policiers ne retrouvent de son fils qu’une clavicule

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