Le chouchou des donateurs

En plein débat sur le rôle des troupes rwandaises dans les massacres au Congo, les Européens sont venus signer de nouveaux accords avec un pays au développement  » exemplaire « .

Les Rwandais s’y connaissent en marketing « , glisse un journaliste du cru. Pour la visite du commissaire européen au Développement, le Letton Andris Piebalgs, et du ministre belge (démissionnaire) de la Coopération Charles Michel (MR), la station de lavage de café de Rulindo, financée par la Commission, avait été remise en fonction. Quelques figurants taciturnes et bien habillés s’activaient à montrer comment on lave, trie et sèche les grains. Tout cela relevait du pur show, car la saison du café est déjà passée. Peu avant, c’était la découverte de  » terrasses radicales  » destinées à combattre l’érosion, suivie par la visite d’une pépinière d’eucalyptus destinés au reboisement. Tout autour, comme si elles avaient reçu des consignes, les paysannes continuaient à travailler consciencieusement dans les champs, sans lever la tête vers ces Bazungu (blancs) débarquant de leur convoi de 4 x 4.

L’ultime étape de cette visite express était consacrée au camp de démobilisés de Mutobo. C’est là qu’on prépare, en vue de leur réintégration dans la vie civile, les anciens combattants hutu rapatriés des forêts congolaises. Depuis 2001, huit mille d’entre eux ont déjà été réintégrés depuis ce lieu de transit. Ils sont 318 actuellement. L’un d’eux porte un tee-shirt à l’effigie de Kagame. Après le lavage du café, une démonstration de lavage du cerveau ?  » Nous leur expliquons qu’il n’y a plus de Hutu ni de Tutsi, et que tous les Rwandais sont invités à participer à la reconstruction du pays « , explique Jean Sayinzoga, l’inamovible et jovial commissaire à la démobilisation. Ce n’est pas du lavage de cerveau… mais de la mise à niveau. Et comme vous pouvez voir, ce lieu n’a rien d’un Guantanamo africain « . Il invite les journalistes présents à poser toutes les questions [qu’ils veulent] aux démobilisés. Mais quand on tente l’expérience, les ex-miliciens restent muets et renvoient tous vers leur  » délégué « , seul habilité à parler en leur nom.

Des bonds impressionnants

Le timing de cette visite n’était pas des plus heureux. Alors qu’un rapport de l’ONU indique que l’armée rwandaise s’est peut-être rendue coupable d’actes de génocide au Congo (voir l’encadré page suivante), le commissaire Piebalgs signait deux nouveaux accords financiers avec Kigali… Rien de nouveau sous le soleil rwandais. Déjà, du temps d’Habyarimana, le pays des Mille Collines était considéré comme un partenaire exemplaire, alors que des Tutsi s’y faisaient massacrer. En 2000, le commissaire danois Poul Nielson (prédécesseur de Louis Michel et d’Andris Piebalgs) ouvrait les vannes de l’aide européenne au Rwanda tandis que ce pays occupait en toute illégalité l’est du Congo. Aujourd’hui, le Rwanda dépend à 60 % de l’aide étrangère.

Comment expliquer cette mansuétude ? Le sentiment de culpabilité à cause du génocide n’explique pas tout.  » Quand on téléphone à Kigali, d’abord ça répond, ensuite on tombe toujours sur quelqu’un de compétent. Pas comme à Kinshasa… « , ose un ambassadeur européen. Les partenaires rwandais ont parfaitement assimilé cette tournure d’esprit technocratique qui plaît aux Occidentaux. Et les résultats suivent : sur les plans de la sécurité et des infrastructures, le pays a fait des bonds impressionnants. Aujourd’hui, il est cité en exemple dans la poursuite des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), ce plan de l’ONU destiné à éradiquer de moitié l’extrême pauvreté dans le monde.  » Le Rwanda a fait d’énormes progrès, confirme Charles Michel, qui accompagnait Piebalgs au nom de la présidence européenne. Entre quatre et six OMD, sur huit au total, pourraient être atteints d’ici à 2015.  » Notamment dans les domaines de l’enseignement, de l’égalité hommes-femmes, de l’environnement et de la santé.

De grands écarts de richesse

Mais les indicateurs au vert ne collent pas toujours à la réalité vécue par la population. Ainsi, les bons chiffres de la croissance (7 % en 2010) ne profitent qu’à une minorité. Selon le coefficient de Gini, qui mesure les inégalités de revenus dans un pays, le Rwanda se trouve aujourd’hui en bas de classement. Les écarts de richesse persistent entre Kigali, ville de l’élite, et les collines, où vivent les paysans hutu. Ceux-ci n’ont guère de prise sur des technocrates qui les obligent, par exemple, à orienter leurs cultures vers des produits d’exportation, avec pour résultat que la malnutrition peut augmenter dans certaines régions.  » J’ai insisté sur le fait qu’il fallait maintenir une part de cultures vivrières « , a souligné Michel.

De même, la bonne performance du pays dans le rapport Doing Business 2010 de la Banque mondiale, saluée par Michel et Piebalgs, doit être recadrée. Dans ce classement des pays en fonction du climat des affaires, le Rwanda est passé de la 149e place à la 67e, une avancée remarquable favorisée par la lutte contre la corruption. Mais cette progression s’explique aussi  » par l’augmentation drastique de la flexibilité des horaires pour les travailleurs ainsi que par une facilité accrue des licenciements pour les entreprises installées au Rwanda « , note Renaud Duterme, du CADTM (Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde). Jusqu’à présent, aucun parti rwandais n’a encore osé avancer une alternative au credo néolibéral des autorités.

Si le pays est propice aux affaires, son climat répressif ne l’est guère pour les libertés démocratiques. Paul Kagame vient ainsi d’être réélu pour sept ans après avoir bâillonné ses opposants et muselé la presse. Sans doute suit-il à la lettre les préceptes de l’économiste zambienne Dambisa Moyo qui, dans L’Aide fatale (JC Lattès, voir Le Vif/L’Express du 26/03/2010), devenue la bible de certains dirigeants africains, explique que  » ce dont les pays pauvres ont besoin, ce n’est pas d’une démocratie avec plusieurs partis, mais d’un dictateur bienveillant et décidé, capable de faire aboutir les réformes nécessaires pour un démarrage économique « .

Charles Michel confirme :  » Pour les Rwandais, la lutte contre la pauvreté reste en haut des priorités, tandis que la démocratie relève davantage d’un processus. Ils estiment que la démocratie à l’occidentale n’est pas applicable, car le Rwanda, pays réduit à néant en 1994, a besoin du consensus de tous ses citoyens.  » Mais sans structures démocratiques solides, que restera-t-il des acquis si Kagame disparaît ? En cas de violences internes au régime, ou fomentées par des Hutu avides de pouvoir, les investisseurs étrangers pourraient s’en aller aussi vite qu’ils sont venus.

Mis sous pression par le monde associatif belge, Charles Michel a toutefois pris ses distances à l’égard de cette théorie du  » consensus  » :  » Notre prochain programme indicatif de coopération veillera à rappeler et à appuyer l’importance de la démocratie et de la gouvernance pour le développement du Rwanda « , a-t-il déclaré lors d’une réception à l’hôtel des Mille Collines, des propos qui ont été soigneusement gommés dans la presse gouvernementale. Evincée par les Etats-Unis et le Royaume-Uni, la Belgique n’est toutefois pas la mieux placée pour interpeller le pouvoir, et son apport de 140 millions d’euros (2007-2010) ne l’a pas immunisée contre les incidents : arrestation du père Theunis, immobilisation d’un avion de Brussels Airlines… Le précédent ambassadeur de Belgique, François Roux, en délicatesse avec les autorités, a été obligé d’annuler son cocktail d’adieu et a dû quitter le pays sur la pointe des pieds.

Tandis que le président Kagame se montre très critique à l’égard de l’aide (il parle d’un bilan  » à peu près nul  » à l’échelle de l’Afrique), Charles Michel plaide aujourd’hui pour une aide budgétaire accrue afin de permettre une meilleure  » appropriation  » par Kigali. Les réticences sont pourtant nombreuses à l’égard de ce type d’appui pas toujours transparent, et parfois détourné de ses objectifs. Mais il donne davantage de leviers. En 2008, les Pays-Bas et la Suède avaient suspendu leur aide budgétaire pour forcer le Rwanda à retirer son appui aux rebelles congolais de Laurent Nkunda.

FRANçOIS JANNE D’OTHÉE, ENVOYé SPéCIAL AU RWANDA

Les bons indicateurs ne collent pas toujours avec la réalité

Charles Michel a plaidé en faveur d’une  » gouvernance démocratique « 

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