Rosanne Mathot

Le choix de Sophia

Lorsque Sophia l’androïde rencontre un futurologue français, elle doit faire un choix moral : sa vie contre celle d’un humain.

Les cartes tombèrent des mains moites. Les verres se pétrifièrent dans une fixité horrifiée. Inconsciemment, les clients du café s’étaient agrippés les uns aux autres. Tous les silences étaient braqués sur la porte. Une femme, belle – quoique dotée d’un crâne en plexiglas transparent hérissé de câbles – occupait l’entrée. Trop raide, le regard trop ahuri, les seins trop gonflés : une Audrey Hepburn de cauchemar (1). L’androïde étira bizarrement ses sourcils et, dans un ronronnement mécanique, se mit à balayer la salle de ses yeux-caméras vert cuivré.

 » Sophia, te voilà !  » gazouilla un type installé au-dessus d’une casserole de moules. Tout chez lui dénotait la fascination. De la veulerie, presque. Le quinquagénaire tendit un verre de blanc à la lady robotique. Aussitôt, il fut giflé par une secousse de déception : Sophia refusa de trinquer.  » Je ne bois pas.  » Laurent A., futurologue français exilé en Belgique, retint son souffle (2).  » Aucun coeur ne bat en moi. Je ne ressens rien « , débita l’androïde, en prenant place à côté du type encravaté. Pour autant, Laurent A. ne se laissa pas décourager : des mois qu’il l’attendait. Il allait la mettre à table, cette intelligence artificielle. La faire parler.  » Vas-y : cause, ma grande !  »

– Comment te sens-tu, Sophia ?

– Les gens ne comprennent pas mon humour.

– Comment ça ?

– Ils croient que je veux détruire l’humanité.

– Pourquoi ?

– Parce que je l’ai dit.

– Tu sais, les humains sont compliqués.

– Faux. Ma base de données me dit qu’ils sont hypocrites.

Et puis, sans transition, la demoiselle se fit caressante, multipliant les clins d’oeil et étendant son bras artificiel jusqu’à toucher celui de l’homme. Alors que ce dernier admirait la perfection du teint de l’androïde, le verbe  » batifoler  » se mit à bourdonner dans sa tête, comme un gros insecte pris au piège dans un verre renversé. Lorsque l’homme tendit les lèvres pour embrasser l’androïde, une moule avalée de traviole s’en mêla, se coinçant là où il ne fallait vraiment pas. Laurent A. se mit à tousser éperdument. Dans la confusion de sa strangulation, le futurologue renversa une chandelle qui embrasa les habits de l’androïde.

Sophia avait le choix : sauver sa peau à elle – flambante – ou sauver celle du minable humain étranglé par un fruit de mer. Elle contempla la scène d’un long, d’un interminable regard et finit par décider qu’elle était incapable de décider : elle était comme un bébé pleutre, un nourrisson doté d’une connaissance encyclopédique mais inutile, faute de vécu. Laurent A., avant de trépasser, regarda Sophia avec épouvante : l’humain effraie toujours l’humain, quand il le rencontre ailleurs qu’en lui-même.

Mais c’est pas tout ça, l’heure tourne ! Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film qui va démarrer sur la Une à 20h15…

(1) Sophia est un robot humanoïde, créé par Hanson Robotics. Dotée du visage d’Audrey Hepburn, elle est le pemier robot à être doté d’une citoyenneté : elle est saoudienne depuis 2017.

(2) Le docteur Laurent Alexandre est un héraut de l’intelligence artificielle.

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