Le chagrin des Belges?

Comment fait-on connaître nos auteurs, ici et à l’étranger? Avis contrastés

Demandez à un passant de citer cinq écrivains belges vivants. Dans le meilleur des cas, il en nommera un ou deux, souvent les mêmes. Amélie Nothomb, par exemple, pour peu qu’on se souvienne qu’elle est d’ici. Mais alors, que font donc les pouvoirs publics pour faire connaître nos littérateurs? Les jeunes auteurs sont pourtant disposés à rentrer dans le jeu médiatique. « Récemment, explique Patrick Depauld, attaché de presse à la Maison du livre de Bruxelles, Thomas Gunzig m’a confié qu’il était prêt à aller même à l’émission télévisée française Bigdil de Lagaf, pourvu que ça marche! Ces jeunes fonctionnent avec leur temps, contrairement aux générations précédentes, qui s’étaient acclimatées à une ombre protectrice. » Tout juste auréolé du prix Rossel, Thomas Gunzig estime que les médias comme la télévision pourraient contribuer davantage à populariser nos auteurs : « Dans les émissions françaises qui sont des « prescripteurs d’opinions », on fait d’ailleurs appel aux écrivains comme témoins de la vie sociale. » Tel n’est pas l’avis de Francis Dannemark, écrivain belge, organisateur d’ateliers et de rencontres et créateur d’un réseau international de traduction. Ce porte-drapeau très actif de nos lettres ne voit dans ces talk-shows qu’une caricature de la littérature hexagonale, propice aux conversations de salon et entachée de nombrilisme galopant: « En France, la vie littéraire a bouffé la littérature. Quand on sait que le pape, c’est Sollers, on a tout compris. » D’une manière générale, Dannemark déplore le manque de moyens et d’envergure de la promotion des lettres en Belgique.

La Belgique francophone dispose, en effet, pour la défense de ses écrits, d’un organe officiel: le Service de la promotion des lettres, intégré au Service général des lettres et du livre de la Communauté française. Son budget est d’environ 140 millions de francs par an (3,47 millions d’euros). A la tête de ce Service depuis 1990, Jean-Luc Outers, juriste de formation et romancier. Outre une vingtaine de revues littéraires, une trentaine d’associations subventionnées et un bimestriel d’infos, Outers compte parmi les fiertés du secteur la tournée « Saint-Amour », sponsorisée par le secteur privé: des soirées de lecture avec musique et mise en scène, unissant auteurs wallons et flamands, comme, par exemple, Pierre Mertens et Hugo Claus. « De manière générale, en francophonie, il faudrait plus de tradition d’écoute, affirme Outers. En Allemagne ou dans les pays scandinaves, où cette tradition est plus ancrée, les auteurs perçoivent des cachets énormes. »

C’est, semble-t-il, à l’étranger que cette institution se montre la plus performante: 300 000 livres sont diffusés chaque année auprès de 350 universités et bibliothèques dans une quarantaine de pays. Le service assure par ailleurs la présence des auteurs et éditeurs belges dans les grands salons du livre. Autres facettes de la promotion internationale: la librairie Wallonie-Bruxelles, basée à Paris, et l’aide à la traduction, soit l’octroi de subventions aux éditeurs étrangers qui publient nos auteurs. « Mais, précise Outers, le marché du livre en Belgique – 8 milliards de francs (198,31 millions d’euros) par an – stagne depuis cinq ou six ans. Il y a inflation des titres et le réseau ne peut plus absorber cette production. Cela dit, les auteurs belges sont de plus en plus présents dans le palmarès des ventes des grands journaux. Impensable il y a dix ou vingt ans! »

Francis Dannemark allie, quant à lui, le scepticisme à l’enthousiasme. Récemment, il lança sur Télé-Bruxelles cette déclaration ronflante mais éloquente, dans laquelle il assimilait l’aide consentie à la littérature à celle qui est allouée à la construction ou à la rénovation de « 6 vulgaires ronds-points (20 millions de francs (495 787 euros) par réfection!) ». Un franc-parler qui ne manqua pas de susciter quelque émoi… Dannemark souligne encore ce paradoxe: « Comme, de tous les arts, la littérature est le moins cher, le livre n’est pas valorisé. On aide le théâtre et le cinéma. Mais, pour la littérature, personne ne fait rien, ou presque. En fait, dans la pile des dossiers traités, le gouvernement donne la priorité au plus coûteux. Donc, au lieu de demander 10 millions par exemple, il faudrait en demander 500! » A la Promotion des Lettres, comme à l’ensemble de la Communauté française, qu’il compare volontiers à un dinosaure (« un animal lourd, qui dévore et ne marche plus »), le bouillant écrivain reproche son caractère inévitablement administratif et lacunaire: « Il y a des gens épatants, là-bas, qui ont été happés par le système. Ils ont des rêves de créativité et organisent, vaille que vaille, des petites rencontres. On note d’ailleurs à la Communauté française un absentéisme notoire. En Belgique, une constellation d’institutions semi-officielles, d’outils désuets et ridicules cohabitent. La littérature se présente pauvrement, maladroitement. C’est du nivellement par le bas. On a besoin de petites unités souples et compétentes, fédérées au bon endroit. Soit on envisage une refonte complète des services, soit on change la locomotive. » Et de brandir les grands maux: « Acculturation, aliénation, désespoir. De 10 à 20 % de la population wallonne est illettrée. Il faut refaire de l’élitisme pour tous. C’est une priorité urgentissime. »

Ultime ambition de Francis Dannemark: créer à Bruxelles, ville polyglotte à haute valeur symbolique, un Centre européen des lettres. Et lancer, en 2003 peut-être, le plus grand festival littéraire du Vieux Continent. « Mais une rencontre de qualité, intime, pas à Forest-National. La littérature, ce n’est pas du rock. En outre, on peut avoir 50 auteurs de calibre pour le prix de 5 grands ténors! Et on ne va pas confier l’organisation aux copains qui traîneront dans les parages… »

Mais les écrivains, qui alternent souvent les phases de repli sauvage et d’exhibitionnisme diffus, sont-ils réellement disposés à se serrer les coudes? « Il y a chez les auteurs, admet Dannemark, une absence de solidarité, un je-m’en-foutisme absolu. Mais il existe cependant des ambassadeurs littéraires de grand talent. »

Emmanuelle Jowa

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