Le capitalisme est devenu fou

Oui, les Belges ont raison de s’inquiéter. Et pas seulement pour leur niveau de vie. En perdant le contact avec la réalité, les financiers menacent l’avenir de notre épargne, celui de nos enfants et celui de l’humanité.

La Tulipomania. Tel est le nom, fleuri, de la première bulle économique et financière de l’histoire. Elle affecta les Pays-Bas au milieu du… xviie siècle. Jugez un peu : le prix d’un seul oignon pouvait égaler la valeur de 2 maisons, 8 fois celle d’un veau gras et 15 fois le salaire annuel d’un artisan. Voilà qui contredit absolument l’adage selon lequel l’argent n’a pas d’odeur. Mais ce qui devait arriver arriva : les spéculateurs se rendirent compte de l’irrationalité du phénomène, la bulle éclata, l’oignon de tulipe plongea, les autorités publiques régulèrent alors le marché. Aujourd’hui, les objets de convoitise des spéculateurs ont changé de nature. Mais les excès de ces derniers sont toujours les mêmes. Ils défient toute logique économique. En fait de logique, il n’y en a aucune. Ou plutôt si, une seule : la volonté de quelques-uns de gagner toujours davantage. Quitte à tuer, à moyen terme, la poule aux £ufs d’or qui leur permet, aujourd’hui, de s’enrichir au-delà du raisonnable.

 » Le libre-marché ne fonctionne pas.  » Cela fait un moment que des gens très bien nous le répètent, en vain. La plupart des financiers de la planète ont joué à l’autruche, feignant de croire encore dans la théorie d’Adam Smith,père de l’économie  » moderne « . D’après ce philosophe écossais (xviii e siècle), l’intérêt général résulterait de l’addition des intérêts particuliers. Ainsi, le marché s’autorégulerait dans un mouvement touchant de spontanéité. En guise d’autorégulation, c’est à un krash boursier international, le plus grave depuis 1930, que nous assistons aujourd’hui (lire en p. 46).

C’est bien connu : lorsque les Etats-Unis toussent, l’Europe éternue. Ainsi, un peu partout en Europe, des institutions bancaires vacillent au point de nécessiter l’intervention urgente des pouvoirs publics. C’est le cas en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Islande, en Suisse, au Danemark, et on en passe. La Belgique, Etat confetti particulièrement vulnérable aux vents contraires, n’échappe évidemment pas à la tourmente. Ce qui s’est passé chez nous, ces deniers jours, est parfaitement inédit : en 48 heures, le gouvernement belge, épaulé par ses voisins néerlandais, luxembourgeois ou français, s’est porté au secours de deux des plus grandes institutions bancaires du pays. Fortis d’abord, Dexia ensuite. Toutes deux victimes d’une crise de confiance qui ne pardonne pas dans le monde de la finance, elles avaient vu leur cours s’effondrer en Bourse. Leur survie était en jeu. Mais aussi tout l’équilibre économique du pays.

Fortis était en fâcheuse posture depuis des mois. Et pas seulement en raison d’une conjoncture économique peu porteuse.  » Fortis a vu trop grand « , titrait récemment le quotidien néerlandais des affaires Het Financieele Dagblad, qui faisait allusion au rachat, à prix d’or, par l’institution financière, de la banque néerlandaise ABN Amro. Il s’agit là de la plus importante acquisition de l’histoire du secteur bancaire. Quelques mois avant le début de la crise du crédit immobilier américain, c’était bien mal avisé.  » L’histoire de la grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le b£uf « , résume un observateur averti du monde de la finance.

Problèmes d’ego contre modèles mathématiques

Ainsi, le monde si sérieux de la finance serait, lui aussi, à la merci de certains ego surdimensionnés ? Oh que oui. Et cela, aucun des savants modèles mathématiques qui prétendent tout savoir du marché ne l’intégrera jamais. George Soros, l’un des financiers les plus célèbres – et les plus détestés – de la planète, s’échine à le répéter : les  » biais  » des acteurs (traduisez, leurs petits défauts), affectent les marchés. Lesquels, contrairement à la théorie classique, ne peuvent tendre, à long terme, à l’équilibre. Rarement à court de provocations, le gourou de la finance se plaît à ajouter que ses décisions, en matière d’investissements, dépendent souvent de son mal de dos, bien davantage que de ses théories. Et de conclure :  » Nous ( NDLR : les financiers) prenons des décisions où la part de l’instinct est primordiale.  » Et, d’instinct, les dirigeants de Fortis ont été particulièrement dépourvus. Leurs erreurs ont eu raison de la résistance de l’institution. Résultat ? Les gouvernements belge, néerlandais et luxembourgeois ont dû débloquer 11,2 milliards d’euros pour sortir Fortis Banque du pétrin, entrant de facto dans son capital à hauteur de 49 %. Dans la foulée, ABN Amro devra être revendue, à perte. Le président de Fortis, l’emblématique Maurice Lippens, sort, lui, par la petite porte.

Pour ce qui est de Dexia, les choses sont quelque peu différentes. Elle a, elle, davantage pâti de son implication aux Etats-Unis : la banque belgo-française y contrôle FSA, un assureur-crédit touché de plein fouet par la crise des subprimes. Les gouvernements belge, français et luxembourgeois, épaulés par les trois Régions belges et les actionnaires institutionnels, ont procédé à une augmentation de capital de 6,4 milliards d’euros, dont 3 milliards sont pris en charge par le camp belge. Là encore, le président du conseil d’administration, Pierre Richard, et le président du comité de direction, Axel Miller, ont perdu leur poste dans l’aventure. Leur poste. Pas leur culotte. On peut en effet avoir confiance en la capacité de ces grands financiers de se préserver contre les revers de fortune : leur honneur sera quelque peu écorné, pas leur train de vie. C’est qu’au nom de l’ultralibéralisme le grand capitalisme a, ces dernières années, réclamé toujours plus de liberté pour ses £uvres. Les maîtres de la finance estiment appartenir à un autre monde. Ils sont tellement intouchables que, durant des années, il a été tenu pour acquis, dans la plupart des rédactions, et aussi au Parlement et au gouvernement, que demander des explications à Maurice Lippens, pour ne citer que lui, aurait relevé de l’indécence. Ces surhommes échappent à la morale commune. Lorsque tout va bien, entendez lorsque la machine tourne à plein rendement, il n’y a que quelques syndicalistes excités pour s’émouvoir du côté immoral du capitalisme débridé. Lorsque le vent tourne, les politiques font, enfin, réentendre leur voix. Mais un peu tard, hélas !

La casse n’est sûrement pas finie.  » L’économie officielle est condamnée à la décroissance rapide, prédit le physicien et philosophe français Marc Halévy. Ce n’est aujourd’hui que le tout début. Cela va faire mal. Les Etats ne pourront pas suivre. Une immense dépression est à nos portes, avec son cortège de misères, d’émeutes, de guerres.  » Diable ! A la guerre, au moins, on espère échapper. Bien que… Le terrorisme témoigne tout autant de l’insécurité du monde et de ses sanglantes inégalités. Et puis, gravissime lui aussi, il y a ce doute abyssal qui a fait son entrée dans toutes les chaumières du monde occidental. On en est là, aujourd’hui, à se poser une question inimaginable il y a encore quelque temps : peut-on, encore, faire confiance à sa banque ?

Dossier réalisé par Thierry Denoël, Pierre Havaux, Isabelle Philippon et Laurence van Ruymbeke; I.P

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