Le bug de Bangalore

Les jeunes informaticiens de la Silicon Valley indienne avaient l’habitude de voir leurs salaires grimper chaque année de 25 %. Puis la crise est arrivée…

De notre envoyée spéciale

Il y a quelques mois encore, Anup se rendait tous les soirs ou presque au Legends of Rock siroter un whisky-coca et écouter sa musique préférée. C’était sa façon de décompresser, après une journée passée devant son ordinateur. Ouvert il y a cinq ans au c£ur du quartier de Koramangola, berceau des industries high-tech de Bangalore, ce pub branché attirait une clientèle qui ne regardait guère à la dépense. Aujourd’hui, le jeune informaticien a révisé son budget à la baisse : il ne vient plus que le vendredi et le samedi. Agé de 26 ans, Anup travaille pour une petite entreprise spécialisée dans les systèmes informatisés de surveillance électronique. Or celle-ci a vu ses commandes fondre avec la crise. Le jeune homme a dû accepter une baisse de salaire de 10 % :  » Je n’avais pas le choix. Impossible de trouver du travail ailleurs, personne n’embauche. Ou alors, à un salaire plus bas encore. Et je ne fais pas partie des plus mal lotis !  » Au début de février, sur les 30 salariés qu’emploie la société, sept ont été contraints de prendre deux mois de congés sans solde. Madha, 29 ans, est de ceux-là. Depuis, il cherche du travail, sans en trouver. Lui prend les choses avec une relative philosophie :  » J’ai quelques économies et la vie n’est pas chère en Inde, si l’on sait se contenter de peu.  »

Anup et Madha font partie de ces jeunes professionnels de l’informatique que les entreprises de Bangalore s’arrachaient. Ils avaient pris l’habitude de voir leur salaire grimper de 25 ou 30 % par an. Mais, depuis l’été 2008, la crise est là et, avec elle, la peur du lendemain. Conséquence : même ceux qui n’ont pas perdu leur emploi – il n’y a pas eu de licenciements massifs dans le secteur – s’efforcent de dépenser moins, au risque de nourrir la récession.  » Nous sommes tous devenus très frileux, reconnaît Anup. Personne ne veut prendre de risques. Je sais qu’investir dans un appartement serait intéressant aujourd’hui, parce que les prix ont baissé, mais que se passera-t-il si je me retrouve au chômage avec un emprunt sur le dos ?  » Alors, le jeune homme, qui se méfie de la Bourse et des banques, achète des lingots d’or. Beaucoup d’Indiens font de même. D’autres placent leur argent dans des bijoux. Le cours du métal jaune, dont l’Inde est le plus gros consommateur mondial, s’envole…

Il n’y a pas encore eu de restructurations

Victime collatérale, Ashish Kotharé, le patron du Legends of Rock, mesure l’inquiétude de sa clientèle à l’aune de son chiffre d’affaires, en berne.  » C’est comme s’ils étaient rentrés dans leur coquille, soupire-t-il. Ils prennent deux verres au lieu de trois, boivent de la bière plutôt que de la vodka.  » La fréquentation en baisse des pubs et des restaurants n’est pas le seul indicateur du ralentissement économique dont souffre la ville. Sur Mahatma Gandhi Road et Brigade Road, les artères les plus commerçantes, les boutiques de mode proposent toutes d’importants rabais. Et les prix de l’immobilier ont, eux, chuté, en quelques mois, de près de 20 %. Prakash Gurbaxani dirige QVC Realty, une société spécialisée dans l’immobilier de prestige.  » Il y a six mois, confie-t-il, il suffisait de quelques encarts publicitaires dans la presse pour que les acheteurs se précipitent. Maintenant, à cause du pessimisme ambiant, personne ne veut prendre de risques.  » Son dernier programme – une centaine de villas luxueuses dans un parc résidentiel près du nouvel aéroport international de Bangalore – se vend mal, malgré une baisse des prix de 15 à 20 % et la garantie, pour les acheteurs, de pouvoir bénéficier de tout nouveau rabais éventuel. QVC Realty n’en continue pas moins à acquérir des terrains, afin de pouvoir rebondir aussi vite que possible.

 » Il n’y a pas encore eu ici de restructurations d’entreprises ou de licenciements économiques, mais l’inquiétude est générale, confirme Shashi Kiran, représentant à Bangalore de l’association The Indus Entrepreneurs, un réseau international de chefs d’entreprise indiens. Le temps est comme suspendu.  »

Cinquième ville de l’Inde, Bangalore est devenue en quelques années l’une des capitales mondiales des technologies de l’information et de la communication. A quelques kilomètres d’embouteillages des bars et des boutiques du centre-ville, la Silicon Valley indienne aligne ses technoparks aux allures de campus américains : des immeubles modernes entourés de vertes pelouses. Quelque 500 multinationales y ont implanté des bureaux ou des laboratoires, des groupes locaux ont émergé qui sont aujourd’hui des géants de la sous-traitance informatique. Vice-président de la Nasscom (1), le syndicat des entreprises high-tech indiennes, Ameet Nivsarkar se veut rassurant.  » Nos entreprises vont devoir améliorer leur productivité et réduire leurs coûts. Nous tablons encore sur une progression de 15 % à 16 % de notre chiffre d’affaires et nous devrions continuer à créer des emplois « , affirme-t-il. Le discours des opérateurs est moins optimiste.  » Nous avons pour clients les plus grosses entreprises internationales, souligne Subhash Dhar, l’un des membres de la direction d’Infosys, géant mondial de l’infogérance. Les temps sont durs pour elles, ils le sont donc forcément aussi pour nous. Elles doivent maximiser leurs rendements et elles en demandent plus pour leur argent. Tous les budgets ont été revus à la baisse pour 2009. Y compris les nôtres.  » Des ingénieurs d’Infosys ont été incités à prendre une année sabbatique et une campagne d’économies a été lancée en interne, afin d’améliorer la productivité.  » Nous sommes plus près du monde que de l’Inde, et le monde va mal « , ajoute Subhash Dhar.

Le dirigeant d’Infosys n’en est pas moins convaincu que le rebond sera plus rapide en Inde qu’en Occident. Et il n’est pas le seul. Pour Ravi Narayan, patron d’une société spécialisée dans l’accompagnement de start-up, la crise pourrait même servir de tremplin.  » C’est, assure-t-il, le bon moment pour investir dans de jeunes entreprises. Les créneaux porteurs sont plus facilement identifiables, les créateurs ont besoin d’argent, et on trouve facilement de bons professionnels à embaucher.  » Narayan est ce que l’on appelle ici un  » B2B  » ( » Back to Bangalore « ). Il a fait ses études et une partie de sa carrière aux Etats-Unis, avant de revenir en Inde, en 2004, pour donner à ses enfants  » une éducation indienne  » et profiter du boom de l’économie. Depuis quelques mois, le rythme de ces retours s’est accéléré. Les permis de travail sont plus difficiles à obtenir aux Etats-Unis, mais Ravi Narayan affirme que cela n’est pas la seule raison.  » Ici, dit-il, la bataille sera moins rude. « 

(1) National Association of Software and Service Companies (Association nationale des sociétés de services et d’édition de logiciels).

Dominique Lagarde

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