Le brûlant secret de mauriac

Il était catholique, membre de l’Académie française, collaborateur du Figaro, gaulliste, et père de quatre enfants. Et il était gay. Un  » détail  » jusqu’ici passé sous silence par tous ses exégètesà La magistrale biographie que l’historien Jean-Luc Barré consacre à François Mauriac (1885-1970) lève enfin le voile sur le secret qui toute sa vie le tarauda, cette homosexualité qu’il s’est employé à dissimuler jusqu’à son dernier souffle. L’enquête démode les contorsions de ses précédents biographes – y compris Jean Lacouture, qui n’hésita pas à changer le sexe d’un des  » béguins  » de Mauriac pour ne pas enfreindre le tabou.

La seule question qui vaille est, bien sûr, de savoir si ces révélations privées éclairent une £uvre peuplée de marginaux, de frustrés éperdus et d’anges noirs. Et la réponse est, évidemment, oui. L' » enfant chargé de chaînes « , qui, dans le roman du même nom, vibre pour un ami de collège plutôt que pour sa cousine, qui était-ce, sinon Mauriac lui-même ? Quant à Thérèse Desqueyroux, cette empoisonneuse prisonnière du huis clos conjugal, n’est-elle pas la jumelle de cet écrivain étouffant dans le carcan du mariage ? Même chose pour l’héroïne de Destins, sorte de Phèdre transplantée à Malagar, éprise d’un très louche garçon prénommé Bob ?à

Bien sûr, ces romans brûlants où le tourment intime de l’auteur est transposé, contourné, combattu, tiennent debout par eux-mêmes, sans cette béquille biographique. Les voici cependant replacés, grâce au travail de Jean-Luc Barré, dans une lumière plus crue, plus moderne. Le biographe se fait fort de démontrer, dans un second tome à venir, que l’engagement anticolonialiste de l’éditorialiste de L’Express était lui aussi en partie dicté par des motifs affectifs. Une chose est sûre : la démarche du biographe, un peu trop  » anglée  » sans doute, redonne sa cohérence à un homme tiraillé, qui s’est dressé contre les lois de sa tribu par sentiment de sa propre différence. Qu’il ait ou non plongé la tête la première dans le  » fleuve de feu « .

 » Un petit jeune homme blond « à

[à] François Mauriac passe seul une partie de ses vacances d’été [de 1906] dans les Pyrénées, à Luchon. Il fuit  » la vie de casino, la foule brillante, la foule rapace autour de la musicaille d’un kiosque « , pour de longues excursions en montagne. Le long  » des petits chemins pierreux qui vont au ciel et se perdent dans la brume « , il s’efforce d’oublier  » la souffrance présente, les soifs d’amour et de bonheur qui, avoue-t-il, me dévorent et me prennent tout entier « . Mais il lui suffit, peu après, de croiser brièvement, le long des terrasses du casino,  » un petit jeune homme blond  » aux  » yeux bleu-vert « , pour raviver son  » besoin d’aimer « , relancer  » cette course sans fin, cette poursuite toujours vaine de l’amour « .

Chaque instant de sa vie, désormais, paraît suspendu à l’espoir de retrouver celui qui ne quitte plus ses pensées et dont la vision, même fugitive, l’a plongé dans  » une agitation extraordinaire, une hystérie et une amertume infinies « . Après que  » le petit garçon  » est passé près de lui,  » indifférent « , le jour suivant, François note succinctement, le vendredi 3 août :  » Hier, heures d’exaltation parce qu’il m’a parléà « 

Puis, comme souvent chez lui, le mirage a tôt fait de s’estomper :

 » Ce n’est pas que j’éprouve un sentiment profond pour A. I. (1), écrit François dès le lendemain. Mais c’est dans mon c£ur un tel soulèvement d’obscures tendresses qu’elles viennent se cristalliser – oh ! de fragile façon – autour des premiers jolis yeux venus, de la première petite âme qui semble précieuse en un corps harmonieux. Ce qu’il faut voir dans cette aventure ? Un profil perdu flottant dans mon souvenir, des yeux qui s’idéaliseront à mesure que je les verrai s’atténuer dans le passé et dont l’azur lointain me sourira aux heures mornes. « 

Le dimanche 5, l' » aventure  » semble avoir déjà tourné court pour laisser place à une désillusion de plus :  » A. I. : petite âme poseuse, pratique, sans horizons, sans idées – quelconque – forte de préjugés – à son actif : des yeux et un rire.

 » Nous nous obstinons à vouloir déifier la première âme venue. Mais plus nous y faisons des pas, plus l’irrémédiable nullité nous y apparaît de cette âme.  » [à]

Inséparable de Jean Cocteau

Au printemps 1911, l’époque de ses  » fiançailles non déclarées  » avec Marianne Chausson, François Mauriac continue d’entretenir ouvertement avec François Le Grix, Lucien Daudet et André Lafon des relations dont il reconnaît dans son journal la nature  » extrêmement compromettante « . Mais le plus irritant pour ceux, tel Vallery-Radot, qui l’ont cru déterminé à suspendre toute mauvaise fréquentation, reste sa complicité affichée avec Jean Cocteau, ce  » Satan adolescent « , cette  » inquiétante idole « , dont il est devenu un visiteur assidu dans sa garçonnière très fréquentée de l’hôtel Biron.  » Mauriac et moi, rappellera Cocteau, étions inséparables, ce qui effrayait le « groupe spiritualiste », pour qui j’étais le diable. [à] Il portait sur la tempe un £il de jeune poulain. Naïf, gai, pétulant, sournois, adorable Mauriac ! Il me regardait me gaspiller avec un peu de crainte et pas mal de confiance gentille. En face de mes lumières factices, il se croyait dans l’ombre. « 

Nul doute que François Mauriac ait été passionnément épris, comme beaucoup, de l’irrésistible  » petit monstre  » qu’était alors Jean Cocteau. Si l’on en croit Roger Stéphane, qui recueillit plus tard les confidences de l’un et de l’autre, cet  » amour fervent  » serait demeuré strictement  » platonique « , faute que Mauriac ait jamais osé  » sauter le pas « . Plus catégorique, le dernier biographe de Cocteau assure, à l’inverse, que  » le provincial intimidé ayant fini par déclarer son désir au jeune Parisien « , ce dernier  » répondit si mal à son attente brûlante  » que  » l’éconduit  » en conçut une amertume irréversible. Liaison ou pas, c’est avec une tendresse éperdue que François s’adresse à Jean Cocteau, le 6 mars 1911, dans un poème si révélateur de l’intensité de ses sentiments qu’il est resté, pendant près d’un siècle, interdit de publication, seules quelques bribes ayant fait l’objet ici et là de citations plus ou moins bien intentionnées :

 » A Jean Cocteau

Sous des cheveux trop lourds, figure étroite et mate,

Votre sourire est mystérieux et cruelà

Vos doigts laissent aux doigts une odeur d’aromate

– Je sens que votre bouche a l’odeur du bételà

La joie ou la douleur de vivre surabonde

En vos yeux adorés, enviés, décriésà

Apre et doux petit dieu, vous allez par le monde,

Toute la vie en vous reflue – et vous criez !

Vous allez, bel oiseau, sans jamais atterrir,

Renversant votre cou tiède et doux de colombe,

Et criant aux désirs assaillants : Je succombe !

– Un Dieu, pour vous, peut-être, oublia de mourirà

Adolescence libertine et caressée,

Forme suave, grave et fine de l’Amour,

Que de femmes vont appeler dans ce soir lourd

Les irritants baisers de vos lèvres gercéesà  » [à]

L’enfant chargé de chaînes

En attribuant à son héros, Jean-Paul Johannet, le prénom de son père et le nom du domaine familial auquel restent attachés ses plus chers souvenirs d’enfance, François Mauriac s’avance ici à découvert comme il ne s’y risquera plus jamais dans ses romans ultérieurs. L’autoportrait est à ce point transparent qu’on croirait lire une version à peine transposée de ses journaux de jeunesse. Histoire d’un  » petit bourgeois sensuel et sec « , harcelé de tentations et de scrupules, qui s’est forgé  » un idéal de vie grave et sérieuse, toute pleine de religion et d’inquiétudes d’ordre social « , L’Enfant chargé de chaînes retrace en grande partie la quête sentimentale, trouble et indécise, de son auteur, ses velléités d’engagement, ses pérégrinations mondaines et littéraires, comme les liens indéfectibles qui l’unissent à son univers originel.

Aimé de sa cousine Marthe, Jean-Paul avoue ne ressentir  » aucun désir  » physique envers cette  » pauvre petite âme ménagère « , qu’il finira cependant par épouser pour se délivrer de lui-même et se fondre dans la vie courante. Pour cet  » exilé de l’amour humain  » voué depuis l’adolescence à  » une lutte passionnée contre la solitude « , il n’est qu’une tendresse obsédante : celle que ravive en lui la soudaine réapparition d’un ami de collège, Vincent Hiéron, témoin  » des soirs pesants et lents à mourir [à] où le c£ur s’éveille « . Vincent Hiéron, devenu militant de l’organisation chrétienne Raison et foi, dirigée par un  » maître impérieux et cassant « , Jérôme Servet, tente de convertir Jean-Paul à une cause supérieure au seul culte du moi. [à]

 » Comme fou pendant deux ou trois ans « 

Autre secret bien gardé : l’origine exacte de la crise spirituelle qui a bouleversé François Mauriac aux alentours de sa quarantième année. L’intéressé lui-même ne l’a jamais dévoilée. Quant à ses biographes successifs, l’un parle d’un  » orage affectif qui en fut, selon toute vraisemblance, sinon la cause, du moins l’occasion « , l’autre d’un  » amour déçu et coupable pour un être humain « à Difficile d’être plus elliptique.

Que cette épreuve, qui rendit François Mauriac  » comme fou pendant deux ou trois ans « , ait eu comme déclencheur sa passion sentimentale pour un jeune attaché culturel suisse d’une grande beauté, Bernard Barbey, nul ne l’ignorait vraiment dans son entourage, ni même parmi les écrivains qu’il fréquentait. Paul Morand s’en fait l’écho dans son Journal inutile, où il raconte, sans nommer personne directement, que Mauriac a été  » amoureux fou, comme sa femme d’ailleurs « , du jeune homme en question, lequel aurait eu, toujours selon lui,  » des rapports moins platoniques avec Cocteau « . Il n’empêche qu’un tabou a toujours pesé sur les raisons profondes du drame vécu, durant la seconde partie des années 1920, par l’auteur de Souffrances et bonheur du chrétien. [à]

Confidences à Daniel Guérin

Ce n’est qu’en 1985, dans un entretien reproduit dans la revue Masques, que Daniel Guérin, devenu un militant emblématique de la cause homosexuelle, a dévoilé l’origine de leur longue amitié :  » François Mauriac, c’est la grande chose de ma vie. Je l’ai connu en 23, alors qu’il était dans le jardin du peintre Jacques-Emile Blanche, qui était en train de faire son portrait. Avec Mauriac, nous avons eu une amitié qui a toujours été purement platonique, mais dans laquelle nous échangions nos souffrances homosexuelles. A ce moment-là, il pratiquait. Il était terriblement coincé et souffrait beaucoup. Il a toujours respecté mes idées politiques et mes histoires sentimentales. Il était très jaloux de la facilité que j’avais à vivre libre. Un jour, je l’ai emmené dans un petit hôtel de la rue Barbès pour lui montrer le jeune ouvrier avec lequel je militais à l’époque. Il l’a regardé avec une grande curiosité, je dirais presque avec une grande avidité, mais ça n’a pas été plus loin.  » [à]

En juillet 1961, il [Mauriac] intervient auprès de Daniel Guérin, ardent défenseur de la cause homosexuelle, pour récupérer la partie la plus sensible de leur correspondance :

 » Tout simplement, et au nom de notre vieille amitié, je vous demande de me restituer ce qui, dans cette correspondance, est trop personnel pour que je puisse exposer les miens au risque d’une publication posthume. Non qu’il y ait rien là dont j’aie à rougir. Mais enfin, cette crise d’il y a trente-quatre ans dont vous avez été le témoin, vous comprendrez que je ne souhaite pas la voir exposée à la curiosité (à supposer qu’on s’intéresse à moi, après moi, pour se poser des questions sur le pauvre être que je fus entre 1924 et 1928 !à). « 

Trois semaines plus tard, Guérin ne lui ayant pas encore répondu, Mauriac,  » étonné et inquiet « , se fait plus pressant :  » J’aimerais savoir ce que vous avez dans l’esprit à ce sujetà Un mot, s’il vous plaît !  » Et rappelle assez sèchement à ce familier de près d’un tiers de siècle que, si ces lettres appartiennent aussi à leur destinataire, elles ne lui donnent  » aucun droit quant à une publication ni intégrale ni fragmentaire « à

François Dufay

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