Le bruit et la fureur

Sollicités par les médias, auteurs et artistes s’essaient au journal de confinement. Un genre champignon qui suscite l’indignation face à la position parfois fort déconnectée du monde de ces exceptions culturelles.

Le 16 mars, Wajdi Mouawad, homme de théâtre et actuel directeur de La Colline, à Paris, lance son Journal de confinement, au rythme d’une capsule sonore par jour. Le dramaturge libano-québécois – habitué aux états de siège à cause de la guerre civile qu’il a vécue enfant dans son pays d’origine – y débute par ces mots :  » Je n’ai jamais eu les mains aussi propres qu’en ces jours de solitude.  » S’il mêle là le registre poétique et celui du quotidien, cette tonalité ne sera pas toujours autant en équilibre au fil des épisodes, versant parfois dans la surenchère lyrique. Quasi sépulcral, il confessera dès le début :  » Après un jour de confinement, faire un état des lieux relève de l’impossibilité. C’est comme écrire à rebours de moi-même. […] Je ne sais pas si ma lucidité est une panique.  »

La romantisation du confinement est un privilège de classe.

Nous sommes à présent le 18 mars, soit à peine le deuxième jour du confinement généralisé annoncé en France. Dans la rubrique Idées du Monde est publié le premier billet du Journal du confinement de Leïla Slimani, sous le titre  » J’ai dit à mes enfants que c’était un peu comme dans la Belle au bois dormant « . Si le troisième roman de l’auteure franco-marocaine, Le Pays des autres (Gallimard), aura – comme d’autres textes sacrifiés – à peine eu l’occasion de s’ancrer auprès des lecteurs, elle témoigne d’une situation bucolique qu’elle sait malgré tout privilégiée, où elle-même dispose de sa fameuse  » chambre à soi  » et où ses enfants voient là une occasion de vacances. Si elle se met en scène en panne d’écriture – situation schizophrène -, elle imagine assez justement le nombre de manuscrits que pourraient recevoir les maisons d’édition après cette crise.

Le jour d’après, Le Point publie à son tour son Journal d’une confinée, confiant cette fois les clés de la rubrique à Marie Darrieussecq. L’auteure, qui s’est déjà frottée au genre de l’anticipation ( Notre vie dans les forêts, P.O.L), imagine son mari, astrophysicien, à la place de Mark Ruffalo dans Blindness et déclare :  » A quoi bon la science-fiction ? Eh bien, pour être prévenus.  » Elle a désormais trouvé refuge dans le Pays basque et sent tout de même qu’il ne vaut mieux pas voyager avec un véhicule qui arborerait une plaque parisienne. Au détour d’une phrase, elle souligne l’inégalité de genre qui risque à nouveau de transparaître pendant cette période :  » Je me demande si les femmes, comme toujours dans les crises, ne vont pas faire tourner l’essentiel, la maison, la vie…  »

Parmi les autres tentatives, on pourrait citer la rubrique pleine de piquant Sine Die de l’autofictionnel Eric Chevillard (également publiée par Le Monde), les capsules Confinement vôtre de France Culture qui interrogent chaque jour une personnalité différente (de Lou Doillon à Pierre Drolla, recordman d’apnée), ou encore, dans un format court et sonore, La Vie vue de chez soi de Laurence Bibot pour Entrez sans frapper (RTBF, La Première).

Demander à des écrivains d’écrire en prise directe avec le réel de façon chronique n’est pas chose rare et les quotidiens français accueillent d’ailleurs régulièrement des feuilletonistes (Jakuta Alikavazovic, Thomas Clerc, Tania de Montaigne, Sylvain Prudhomme en alternance pour Libération, par exemple). On peut par ailleurs aisément penser qu’à l’instar de Roberto Ferrucci, auteur italien confiné à Venise qui encourageait ses étudiants à écrire pendant cette période confuse, certains auteurs auraient naturellement été enclins à prendre des notes quotidiennes. Tenir un journal est ce rituel dont la répétition même devrait avoir de quoi rassurer un peu : la figure d’Anne Frank est à portée de pensée.

De la part des médias, s’adresser à des personnalités littéraires tient à deux logiques : l’attrait que pourrait avoir leur regard pour le public restant – à l’heure où la presse, malgré le maintien de l’ouverture des points de vente de journaux, reste une économie fragile – et le fait qu’elles pourraient constituer des phares à bonne distance dans cette opaque incertitude. Eric Chevillard nous rappelle le rôle de remède à la mélancolie de la littérature dans les soubresauts récents :  » […] nous avons pris l’habitude d’élire quand l’effroi nous visite un livre qui tout à la fois nous console et nous venge – Paris est une fête, Notre-Dame de Paris -, je suggère cette fois que nous ouvrions tous séance tenante et in situ le Voyage autour de ma chambre […].  »

Une société à deux vitesses

Qu’est-ce donc alors qui, dans les premiers journaux de confinement, a pu susciter des réactions aussi épidermiques, produisant des tribunes ? Le critique et auteur Johan Faerber qualifie Le Journal du Confinement de Leïla Slimani de  » proprement indécent  » dans Diacritik, tandis que le scénariste et historien Antoine Germa, qui témoigne au quotidien de la dramatique situation lombarde sur Facebook, n’hésite pas à déclarer :  » La romantisation du confinement est un privilège de classe.  » Sur Twitter, l’auteure Lola Lafon ( Mercy, Mary, Patty, Actes Sud ) met peut-être plus directement le doigt où le bât blesse :  » [J’ai] hâte de lire les journaux […] de celles et ceux qui vivent dans des petits appartements sans maison de campagne, de celles qui ne supportent déjà plus leurs enfants. De ceux et celles qui vivent dans les quartiers populaires, etc.  »  » Je me suis rendu compte que la chose qui allait sans doute le plus me manquer, c’était le son des autres « , confie Laurence Bibot avec tendresse mais non sans humour, avant de faire entendre en boucle une Brusseleir achetant des cosmétiques.

Ce que le genre surgissant des journaux de confinement a donc réexposé crûment, comme un rappel des soulèvements des gilets jaunes et autres grèves, c’est plus que jamais la fracture d’une société à deux vitesses. Dans sa lettre ouverte à Emmanuel Macron, dans le cadre de l’émission d’Augustin Trapenard sur France Inter (désormais publiée sous le titre Monsieur le président en Tracts chez Gallimard), Annie Ernaux se fait d’ailleurs la puissante mémoire-passerelle entre ces deux temps de crise qui participent d’un même malaise généralisé, quand elle se souvient de ce qu’on pouvait lire sur la banderole d’une manif en novembre dernier :  » L’Etat compte ses sous, on comptera les morts.  » Preuve s’il en est qu’il existe encore des figures des lettres en prise directe et digne avec le pouls du monde tel qu’il bat ou tel qu’il se soulève.

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