Le Brésil dans l’ascenseur social

La crise financière n’a pas épargné les pays émergents. Mais grâce aux réformes de Lula et à un décollage dopé par le boom des matières premières, la nouvelle classe moyenne brésilienne découvre les joies de la consommation.

De notre envoyé spécial

Lorsqu’il était enfant, Alexandro Alves da Silva, aujourd’hui âgé de 25 ans, pensait qu’il avait un père comme les autres. Mais non.  » Il était braqueur de banque « , raconte avec tristesse ce garçon paisible qui travaille à São Paulo comme cuisinier dans un petit restaurant à la mode.  » J’étais insouciant, reprend-il. On vivait bien. Notre maison – trois télés, deux frigos, etc. – était la plus luxueuse de la favela. Puis mon père est mort dans une course-poursuite avec la police. Après, ma mère a sombré dans le crack. Et j’ai dû gagner ma vie. A mes yeux, mon père a toujours été un parfait exemple… à ne pas suivre. « 

Douze métiers, treize misères. Ainsi se résume alors le sort d’Alexandro, qui, à partir de l’âge de 7 ans, devient successivement réparateur de pneus, mécanicien auto, marchand ambulant de biscuits, livreur de repas à domicile puis apprenti pâtissier. Il n’est pas encore un adulte, mais c’est lui qui tient la maisonnée à bout de bras, acquitte les loyers, achète des vêtements pour sa mère et ses s£urs. A force de volonté et de courage, il finit par s’extraire de la pauvreté. En 2004, c’est la consécration : devenu cuisinier, il signe, à 21 ans, son premier contrat de travail. Ce qui lui permet d’ouvrir un compte en banque. Un peu plus tard, il déménage dans un quartier de la classe moyenne où sa fille, âgée de 8 ans, bénéficie d’un meilleur environnement social. Puis il s’achète (à crédit) une petite Chevrolet (d’occasion). En faisant visiter le quartier de son enfance, un Bronx brésilien coincé entre une autoroute et le fleuve Tietê, où vivent toujours sa mère et ses s£urs, il explique, de sa voix douce :  » Je suis le premier dans ma famille à posséder une voiture. Alors vous imaginez ma fierté… « 

Exemplaire, cette trajectoire n’a pourtant, au Brésil, plus rien d’exceptionnel. Car, désormais, c’est toute la population de ce pays de 190 millions d’habitants qui est appelée à monter dans l’ascenseur social. Depuis 2002, pas moins de 20 millions de Brésiliens sont, comme Alexandro, sortis de la misère. Soit deux fois la population du Portugal ! Des millions de personnes – femmes de ménage, employés de restaurant… – ont quitté le secteur informel pour rejoindre le marché du travail officiel. Et il y a d’autres bonnes nouvelles. Selon une récente étude, qui a fait grand bruit, de la prestigieuse Fondation Getulio Vargas, plus de la moitié des Brésiliens (52 % exactement, soit près de 100 millions de personnes) appartient désormais, et pour la première fois de l’histoire de ce pays, à la classe moyenne, appelée ici  » classe C « . Selon la terminologie locale, la classe C inclut tous les foyers dont le revenu est compris entre 786 et 1 064 reais (306 et 414 A) tandis que les classes A, B, D et E désignent respectivement l’élite économique, la classe moyenne supérieure, les pauvres et les très pauvres. Ces jours-ci, tout se passe comme si la population du Brésil avançait d’une lettre de l’alphabet ! Normal : précurseur en la matière, le président de la République lui-même n’est-il pas passé de la classe E à la classe A ? Six ans après sa prise de fonctions, Luiz Inacio Lula da Silva, ex-cireur de chaussures, devenu leader syndical et enfin chef d’Etat, préside aux destinées d’un pays moins inégalitaire, moins injuste, moins inhumain.

 » C’est le retour de la mobilité sociale, résume Luciano Suassuna, directeur de la rédaction du magazine d’informations générales Istoé. Nous n’avons pas vu cela depuis la croissance des années 1970, à l’époque du régime militaire. Mais il y a une différence de taille : aujourd’hui, nous vivons en démocratie. « 

Merci, Lula ? Oui, mais pas seulement

Accepter une invitation à un cocktail d’anniversaire à São Paulo suffit à mesurer l’efficacité de l’ascenseur social brésilien. Ce soir-là, au quinzième étage d’un appartement à la déco design, digne d’un intérieur new-yorkais, une cinquantaine de quadras aisés trinquent au champagne et dégustent d’excellents sushis. Il y a là un bel échantillon de  » B « , la classe moyenne aisée : des professionnels de la com, des publicitaires, des journalistes en vue, mais également une psy, deux économistes, quelques petits entrepreneurs. Justement, la conversation roule sur le sujet à la mode : le boom de la classe moyenne.  » Sans risque de me tromper, remarque l’une des convives, je peux vous affirmer que, comme moi, la totalité des invités présents ce soir gagnent mieux leur vie et possèdent un meilleur statut social que celui de leurs parents, lesquels appartenaient aux classes C et D. « 

Alors, merci Lula ? Oui, mais pas seulement.  » Car, répond l’économiste et spécialiste des politiques sociales José Marcio Camargo, la bonne santé actuelle du Brésil résulte avant tout de deux phénomènes. D’une part, une bonne gestion des affaires publiques depuis deux décennies, avec notamment des réformes juridiques importantes et des privatisations réussies. D’autre part, une croissance soutenue grâce, en particulier, à l’envolée des cours mondiaux des matières premières (minerai et agriculture), dont le Brésil regorge. C’est tout ce processus de modernisation, commencé avant lui mais poursuivi par Lula, qui a permis à cet homme politique à la conscience sociale aiguë de s’attaquer à la réduction de la pauvreté extrême.  » L’Etat brésilien consacre 12 % de son budget aux dépenses sociales. A titre de comparaison, ce taux est de 1,2 % en Chine.

Tout en bas de l’échelle des salaires, chez les  » E « , loin des cocktails  » bobos  » des  » B  » de São Paulo, les choses s’améliorent aussi. Et cela grâce au programme Bolsa Familia (bourse-famille), qui touche 13 millions de ménages, soit environ 60 millions de Brésiliens. Le principe est simple. Le gouvernement alloue de 50 à 90 reais (de 19 à 35 A) aux chefs de famille les plus nécessiteux, à une seule condition : qu’ils scolarisent leurs enfants. Pour ces parents dont les salaires, parfois, ne dépassent pas 30 A, cela représente un doublement du revenu mensuel. C’est le cas, par exemple, des coupeurs de canne de la région du Nordeste.

A son lancement, ce programme d’allocation fut critiqué par les adversaires de Lula au motif qu’il s’agissait, selon eux, d’une incitation à la passivité. Aujourd’hui, toutefois, son impact macroéconomique sur les secteurs de l’alimentation et de l’habillement est largement admis.  » Moi aussi, j’étais sceptique, reconnaît Flavio Rocha, PDG de Riachuelo, un géant de l’habillement bon marché. J’ai changé d’avis : indéniablement, au bas de la pyramide sociale, ce système d’allocations donne à des millions de gens le coup de pouce initial qui leur permet d’intégrer le marché de la consommation.  » Ceci explique sans doute, en partie, cela : en dix ans, le chiffre d’affaires de Riachuelo (1,2 milliard d’euros) a été multiplié par huit. Dans les huit premiers mois de 2008, le nombre de ses salariés est passé de 35 000 à 45 000 !

Parallèlement à la mise en place du programme Bolsa Familia, le montant du salaire minimum (415 reais, soit 162 A, actuellement) a pratiquement doublé depuis la prise de fonctions de Lula. Cependant, le principal facteur d’amélioration du pouvoir d’achat des Brésiliens, c’est la généralisation et la facilitation de l’accès au crédit à la consommation. Y compris pour les foyers les plus modestes, comme celui de Claudia da Costa, 46 ans, employée de ménage de la classe E qui consacre la moitié de son maigre salaire (environ 200 A) à acheter son logement dans une favela de São Paulo.

Le boom économique concerne l’ensemble du territoire

Plus représentative de la frénésie de consommation qui s’est emparée du Brésil est Thatiana Debiagi, 28 ans, une parfaite représentante de la classe moyenne. Employée au service photo d’un magazine people, Gente (Les Gens), son salaire atteint 1 200 A. Lorsqu’on lui demande d’énumérer les achats qu’elle a récemment effectués à crédit, son visage s’illumine d’un sourire d’aise.  » Voyons… Depuis 2007, je me suis offert un appareil photo (payé en 10 mensualités), une console Wii (10 mensualités), un téléviseur 16/9 (8 mensualités), un ordinateur portable et un téléphone cellulaire (6 mensualités chacun), un tas de chaussures (3 mensualités par paire) et un voyage en Floride (10 mensualités)… Ah ! j’allais oublier la voiture : 60 mensualités ! Avec ça, je vais au cinéma cinq fois par mois et au restaurant trois fois par semaine.  » Et cette consommatrice effrénée de conclure :  » Moi qui proviens d’un milieu modeste – mon père relevait les compteurs pour la compagnie électrique de São Paulo – je n’aurais jamais imaginé mener un tel train de vie. « 

Une chose est sûre : avec des clients comme Thatiana – et ils sont nombreux au Brésil, où la culture de la consommation s’apparente à celle des Etats-Unis – l’économie a de beaux jours devant elle. De fait, un peu partout, y compris dans les quartiers populaires, des shopping centers et des concessionnaires automobiles ouvrent leurs portes tandis que des centaines d’immeubles de 30 étages sortent de terre afin de répondre à la demande croissante de logements. Phénomène inédit : le boom concerne l’ensemble du territoire, et non seulement les villes du Sud (São Paulo, Rio de Janeiro, Belo Horizonte), autrefois seules bénéficiaires pendant les périodes de faste économique.

A quoi reconnaît-on un pays émergent ? Au poids des journaux, de plus en plus épais, grâce au boom de la publicité (+ 20 % cette année). A la longueur des files d’attente devant les cinémas, signe que les gens consacrent davantage d’argent à leurs loisirs. A l’engouement inédit – mondialisation oblige – pour l’apprentissage de l’anglais. Au fait, aussi, que Geilda Maria da Conceição, 39 ans, vient de partir en vacances. A l’âge de 10 ans, cette native de l’Etat de Bahia (région du Nordeste) lavait du linge pour gagner sa vie et appartenait à la classe E ; aujourd’hui, elle vend des voitures chez Volkswagen, à São Paulo, pour un salaire mensuel de 1 200 A et fait partie de la classe C.  » L’été dernier, j’ai poussé la porte d’une agence de voyages. Et j’ai acheté un forfait avion-pension complète dans un complexe hôtelier tout juste inauguré sur une plage de Porto Seguro (Etat de Bahia), le tout payable en 6 mensualités. Je n’avais jamais pris l’avion. Et je n’étais pas retournée dans ma région natale. Regardez comme les plages sont belles « , dit-elle, émue, en feuilletant l’album photo de ses vacances.

A l’autre bout de la ville, le juriste Leandro Silveira Pereira – dont le père était contremaître – se félicite lui aussi de sa propre success story. Qui résume le climat de confiance ambiant. Voilà dix ans, il avait débarqué de sa province à São Paulo sans connaître personne :  » Mes études, je les ai financées grâce à un prêt bancaire.  » Aujourd’hui, à 32 ans, il dirige un programme de formation pour 2 500 juristes au sein de la Fondation Getulio Vargas, un important think tank.  » C’est formidable d’avoir 30 ans dans un pays en pleine effervescence, s’enthousiasme ce jeune homme qui possède déjà une maison à São Paulo et une résidence secondaire au bord de l’océan. Le secteur privé et les entreprises publiques sont remplis de trentenaires à qui l’on confie des postes à responsabilités. Notre génération a vraiment le sentiment de participer à la naissance de quelque chose. Au fond, nous vivons aujourd’hui ce que vous, en Europe, avez connu dans les années 1960.  » Certes, mais au Brésil les perspectives sont encore plus agréables. Car le pays sait qu’il se trouve à l’abri d’un choc pétrolier. En janvier 2008, la compagnie Petrobras a en effet annoncé la découverte, à 6 000 mètres de profondeur, d’immenses gisements pétrolifères, situés à 250 kilomètres des côtes de Rio de Janeiro. Si le potentiel de ces méganappes d’or noir est confirmé, les réserves du Brésil atteindraient un niveau voisin de ceux de la Russie et du Venezuela. Le mois dernier, le président Lula a précisé ses intentions : il souhaite utiliser ce  » cadeau du ciel  » pour financer l’éducation et éradiquer la pauvreté. Et des millions d’autres Brésiliens pourront, à leur tour, monter dans l’ascenseur social.

l axel gyldén. REPORTAGE photo : Ludovic carême pour LE VIF/l’express

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