Le bio est-il réservé aux riches ?

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Les produits bio prennent peu à peu leur place dans les paniers et les sacs des consommateurs. Leurs adeptes restent mieux informés et plus favorisés que la moyenne. Mais leurs prix diminuent : à terme, un public plus large pourrait s’intéresser au bio. Coup d’oil sur ce marché particulier à l’heure où s’ouvre la Foire agricole de Libramont.

« Au clair de lune, tous les légumes étaient en train de s’amuser, de s’amuser…  » La ribambelle est dans l’air : l’agriculture biologique se porte bien. Alors que la crise fait toujours ressentir ses effets, les consommateurs ne se détournent pas de ces marchandises au label particulier, qui trônent dans les rayons. Au contraire ! L’an dernier, les ventes de produits bio ont progressé, hors inflation et augmentations de prix, de 7,5 %. Le chiffre d’affaires du secteur atteint désormais 304,6 millions d’euros.

Certes, le secteur reste marginal, puisqu’il ne représente que 1,3 % du marché total des biens de consommation. Mais il progresse, d’année en année : il pesait 1,1 % en 2007. Chez Delhaize, qui en a fait son fer de lance, les ventes de produits bio ont bondi de 17 % l’an dernier, au plus fort de la crise ! Composés au minimum de 95 % d’ingrédients provenant de l’agriculture biologique et au maximum de 0,9 % d’organismes génétiquement modifiés, obtenus sans recours aux pesticides ni aux engrais chimiques, ils séduisent, convainquent, rassurent. Surtout les légumes, les produits laitiers et les fruits, qui sont les plus demandés, devant le pain et les pommes de terre (voir infographie page 46).

En grande surface, dans les boutiques spécialisées, les marchés ou auprès des producteurs, le nombre de produits bio différents, alimentaires ou non, proposés aux chalands ne cesse d’ailleurs d’augmenter. Le panel de l’Institut d’études de marché GfK Panelservices en recense désormais 2 800. Une douce révolution est-elle en route dans les mentalités, gagnées à la cause des labours propres ? C’est un fait : la majorité des consommateurs, bombardés d’informations sur l’état de santé de la planète et sur les enjeux de la lutte contre le réchauffement climatique, savent désormais que leurs achats pèsent sur le délicat équilibre du monde. Peut-être se méfient-ils aussi davantage des puissants lobbys agroalimentaires. A moins qu’ils n’aient encore en mémoire les différentes crises alimentaires qui ont frappé le pays et qui ont brutalement rappelé la vulnérabilité des hommes par rapport à l’approvisionnement alimentaire.

Plus prosaïquement, les consommateurs se sont sans doute aussi habitués, avec le temps, à ces produits non formatés qui ont, depuis lors, peaufiné leur apparence : disgracieux, tordus, enveloppés d’étranges couleurs, les fruits et légumes bio se sont refait une beauté plus classique pour attirer les clients récalcitrants, qui s’ajoutent ainsi au bataillon des convaincus.

Le bio reste plus cher que le non-bio

Tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes si les produits bio n’étaient pas victimes… de leur étiquette. En moyenne, ils restent plus chers d’environ 33 % que les marchandises issues de l’agriculture conventionnelle.  » Si les ventes augmentent, c’est que les clients s’y retrouvent, même en temps de crise « , souligne Philippe Loeckx, président de l’Union nationale des agrobiologistes belges (Unab) et agriculteur bio lui-même. En moyenne, un ménage de 4 personnes dépense 50 euros de plus par mois s’il se convertit au bio, selon les calculs de l’Observatoire bruxellois de la consommation durable.

Cette différence de prix se réduit pourtant au fil du temps, d’abord parce que l’offre bio se développe. En outre, les prix varient fortement d’un produit à l’autre. En 2008, les fromages, bananes et viande de b£uf étaient les moins onéreux des aliments bio, contrairement aux pommes de terre, aux £ufs, aux poulets et au lait. On peut aussi acheter des épinards frais à 2,20 euros le kilo au marché, alors qu’ils se vendent à 6,80 euros dans le commerce de détail spécialisé en bio. La viande de porc bio se vend à 9,5 euros le kilo, ce qui n’est pas excessif, mais le saumon bio coûte 50 % de plus que son alter ego non bio .

De l’art de se faire désirer… Par définition, la production bio est plus coûteuse, à la base, que la production conventionnelle, en raison des méthodes de production employées (lire article page 48). En outre, tant que la demande de produits bio reste marginale, les prix demeurent élevés.  » C’est la loi de l’offre et de la demande, résume Brigitte Duquesne, responsable de recherches à la Faculté des sciences agronomiques de Gembloux. Il faut donc attendre que la demande pour le bio décolle.  »

En attendant, il n’est pas sûr que, tout compte fait, l’amateur de produits bio y perde ses boutons de culotte. Car la majorité de ces consommateurs-là, davantage conscientisés par la crise économique et les questions qu’elle soulève, ont tendance à consommer moins, mais mieux. Du coup, entre autres effets, la lutte contre le gaspillage s’intensifie, ce qui peut être synonyme d’épargne.  » En général, le client bio réfléchit plus globalement à ce qu’il consomme. Il achète moins de viande – un aliment qui pèse lourd dans les dépenses alimentaires -, moins de sucreries et moins d’en-cas, ce qui lui permet aussi d’économiser « , souligne Philippe Loeckx.

Les aliments bio se conservent aussi plus longtemps que les autres – c’est le cas du pain, par exemple – et rassasient davantage. On en mange donc moins. Rien ne prouve, pour l’instant, que manger bio permette aussi de faire des économies sur ses dépenses de santé. Mais ce ne serait pas surprenant. Selon une étude du Crioc (Centre de recherche et d’information des organisations de consommateurs), 7 consommateurs sur 10 considèrent en tout cas que les produits bio présentent des avantages supérieurs à ceux des produits conventionnels.

Sur le plan collectif, l’intérêt de la production, donc de la consommation bio, est évident. Du moins si l’on considère que la terre est un bien commun. Moins on la pollue, moins cela coûte. Car l’assainissement des sols et des nappes phréatiques a un prix, supporté par la collectivité. De la même manière, dans la mesure où consommer bio va souvent de pair avec l’achat de produits locaux, qui ne nécessitent pas ou peu de déplacements, le gain en termes de CO2 non émis est avéré. Consommer bio a donc aussi une dimension collective, à laquelle chacun peut choisir ou non d’être attentif.

Le coup de pouce des grandes surfaces

Dans la foulée de la crise de la dioxine, les consommateurs inquiets s’étaient rabattus sur le bio. En 2002, le chiffre d’affaires du secteur avait bondi à 350 millions d’euros, avant de se replier. A l’époque, les clients s’étaient tournés vers la grande distribution, attendant d’elle une garantie en béton sur la qualité des aliments vendus. Message reçu.

Depuis lors, les grands groupes, dont Delhaize, Colruyt et Carrefour, ont investi le créneau et ne comptent pas s’en détourner de sitôt.  » En grandes surfaces, les produits bio de la marque du distributeur augmentent plus vite en nombre que les produits premier prix « , remarque Marc Mondus, consultant chez GfK. Le bio représente une niche de progression importante pour elles.  » De fait : chez Colruyt, les ventes de marchandises bio augmentent de plus du double des ventes des marchandises conventionnelles.

Il ne faut donc pas se demander longtemps quelle mouche a piqué les distributeurs : les consommateurs sont demandeurs. Aujourd’hui, 80 % des produits bio s’achètent en grande surface – la même proportion, d’ailleurs, que pour les produits conventionnels. Tant pis pour la vente directe à la ferme, les marchés et les paniers de légumes achetés chaque semaine par les particuliers ?  » La grande distribution permet de vulgariser le bio et de développer la palette de produits « , reconnaît Laurence Lambert, coordinatrice de BioForum Wallonie, la plate-forme du secteur bio en Région wallonne. La remarque vaut aussi pour les marchandises issues du commerce équitable, qui profitent ainsi d’une visibilité et d’une accessibilité plus importantes que dans les boutiques spécialisées. Les supermarchés et hypermarchés offrent en outre des facilités de parking et des heures d’ouverture plus étendues que les autres magasins. Tout bénéfice, donc, pour les consommateurs.

Il n’y a pas de petit profit : le bio sert aussi de produit d’appel et attire dans ces enseignes des consommateurs qui ne s’y seraient pas rendus autrement. Disposant de tous les biens de consommation au même endroit, bio ou non, les clients font leurs emplettes d’un coup, gagnant ainsi un temps précieux et limitant leurs déplacements.

Enfin, les distributeurs utilisent aussi le bio pour polir leur communication.  » Le bio est durable et d’une qualité conforme à notre image « , abonde Katrien Verbeke, porte-parole chez Delhaize.

Le hard discount est à la traîne

A l’exception de Leader Price, une chaîne française qui dispose de huit magasins en Région wallonne, le hard discount (Aldi et Lidl, notamment) n’a pas encore franchi le pas, en Belgique, se limitant à vendre quelques serviettes de bain en coton bio, mais guère plus. Ces enseignes à prix écrasés, qui limitent le nombre de références en rayon pour diminuer les coûts, résisteront-elles longtemps ? En Allemagne, en Suisse et aux Pays-Bas, Aldi vend déjà des produits bio. Alors ?  » Ces produits labélisés sont probablement encore trop chers pour eux, avance Brigitte Duquesne, mais si la demande s’exprime du côté des consommateurs, ils y viendront.  » Il faudra, dans ce cas, que les producteurs bio puissent leur assurer des volumes suffisants. Ceux-ci ne semblent pas très chauds.  » Les hard discounteurs pratiquent une politique de prix écrasés pour les producteurs et le secteur n’est pas prêt à défendre ce principe « , prévient Laurence Lambert.

Les grandes surfaces classiques, elles, misent sur un développement plus important encore du bio dans leurs rayons. Delhaize, pour qui le bio représente actuellement 2,5 % du chiffre d’affaires, ne compte pas en rester là. Chez Colruyt, le nombre de références bio (250 actuellement en magasin) pourrait, à terme, monter à 400 ou 500.  » Mais le bio restera de toute manière une niche, même si elle occupe 10 % du marché, souligne Jean-Pierre Roelands, directeur marketing de Colruyt. Car le développement de ce secteur est limité par le nombre insuffisant d’hectares consacrés à l’agriculture verte. Il y a donc d’abord un travail à faire sur la disponibilité des aliments bio, et sur leur prix.  » Mais à supposer que toutes les terres cultivables soient converties au bio, il n’y en aurait pas assez pour nourrir tout le monde…

De plus en plus d’agriculteurs convertis au bio

Les pouvoirs publics n’en soutiennent pas moins le bio. En Région wallonne, des aides financières spécifiques récurrentes sont allouées aux producteurs bio (de 75 à 350 euros par hectare), tandis que les agriculteurs qui choisissent de se convertir au bio bénéficient de surprimes de 150 euros par hectare pendant les deux premières années de la transition. Ce soutien, critiqué par ceux qui considèrent que le marché agricole doit s’autogérer, s’explique par des raisons environnementales (diminution des transports polluants et de l’utilisation des pesticides) et économiques.

 » La production bio est actuellement insuffisante pour répondre à la demande. Il faut donc l’aider à se développer « , explique-t-on au cabinet wallon de l’Agriculture. Les 40 collectivités (écoles, crèches, restaurants d’entreprises) suivies par Bioforum, qui proposent entre 40 000 et 60 000 couverts bio par jour, ne pourront que s’en réjouir. Comme les producteurs locaux, dépités de voir venir de l’étranger 80 % des produits bio consommés en Belgique ! Cette démarche politique vise aussi à limiter les coûteux dégâts environnementaux provoqués par l’agriculture conventionnelle (résidus de pesticides dans les sols, érosion des sols, présence de nitrates dans la nappe phréatique).

 » Ce qui se passe pour le bio est pareil pour tous les autres produits, estime Marc Mondus : cette habitude de consommation va se propager avec la prise de conscience des clients et par le jeu de l’offre et de la demande. Mais les pouvoirs publics ont un rôle à jouer pour soutenir les producteurs : il faut créer l’envie en sensibilisant les gens à la différence de goût.  » Le tout à petits pas et en toute liberté : gare au bio-fascisme !

Sur le terrain, de plus en plus d’agriculteurs se convertissent au bio : depuis le 1er janvier 2009, une centaine de fermes, en Région wallonne, ont franchi le pas. L’an dernier, elles étaient une cinquantaine, alors que le nombre global d’exploitations est en recul. Certes, leurs motivations ne sont pas toujours d’une étincelante noblesse.  » En Ardenne, ce sont les banquiers eux-mêmes qui conseillent aux agriculteurs de passer au bio pour toucher les primes, raconte Philippe Loeckx. Aujourd’hui, la majorité de ceux qui se convertissent le font pour des raisons économiques. A nous, ensuite, de les persuader de l’intelligence de leur réorientation et de les rendre heureux de leur choix. Pour cela, il faut les encadrer et les aider à fournir une excellente production homogène. C’est la qualité qui convaincra les acheteurs. « 

La question fondamentale reste celle du prix que chacun est prêt à payer pour se nourrir avec des aliments de qualité qui n’agressent pas la terre. En 1950, 50 % des dépenses des ménages étaient consacrées à l’alimentation. Aujourd’hui, rappelle l’Observatoire bruxellois de la consommation durable, ce taux est tombé à 17 %, grâce à la diminution considérable du tarif des denrées, mais au prix de pressions continues sur l’environnement. Or le coût de ces pressions est assumé par la société dans son ensemble et n’est pas intégré dans le prix des aliments…

LAURENCE VAN RUYMBEKE

Certains banquiers conseillent aux agriculteurs de passer au bio, pour toucher les primes

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