Lavilliers :aux armes, et cætera…

Le Vif/L’Express a accompagné le chanteur dans le studiooù il enregistrait son nouvel album, Causes perdues et musiques tropicales. Un disque ensoleillé et engagé. Récit.

Sa guitare, une L-50 Gibson, trône près de lui, sur un canapé du studio Ferber, dans le xxe arrondissement de Paris, qui l’a vu démarrer ici en jeune baroudeur du rock avec Le Stéphanois (1974). Des sandwichs sont livrés. Du café chauffe. Bernard Lavilliers termine, ce jour de juillet caniculaire, l’enregistrement de son nouvel album, Causes perdues et musiques tropicales, commencé en avril à Paname après une escale à New York. Il tient un livre de Sepulveda à la main et garde une oreille sur le son – on entend une rythmique de battements de c£ur. Cette guitare, achetée à prix d’or il y a un an et demi, Lavilliers l’a baptisée  » Big Mama « , et c’est elle qui a inspiré le disque.  » Big Mama est formidable, puissante, parfaite pour donner le son électrique sixties que je recherchais. Et chaleureuse pour jouer de la bossa.  » Car les nouvelles chansons sont placées sous le signe instruit de la salsa, des rythmes latinos et portugais. Lavilliers est un spécialiste du genre.

Les trois quarts du CD sont déjà en boîte et, justement, Georges Baux, qui a réalisé cinq morceaux, vient déposer un disque dur avec ces chansons-là – par sécurité tout a été copié en triple exemplaire. Lavilliers et lui ont commencé l’aventure à Toulouse. Ils ont cherché les tempos, en tête à tête, pendant une semaine.  » Georges est un personnage central du disque, explique Lavilliers. Il me rassure car jusqu’à la sortie de l’album [début novembre], je serai abonné aux insomnies. Cela fait déjà une semaine que je ne dors pas, ce qui n’est pas génial pour la voix. A chaque fois, je traverse la même angoisse. Je fais de la musique depuis quarante ans et je suis envahi par le même trac, moi qui n’ai pourtant peur de rien. « 

Quelques minutes plus tard, Bernard Lavilliers chante dans le micro avec ce lyrisme chaviré qui tranche avec ses muscles de boxeur gonflés sous une chemise bleu ciel. Il interprète Des nouvelles du front, l’une des deux chansons au programme de la journée. Ce nouvel hymne coup de poing radiographie la France d’en haut sans mâcher ses mots (voir ci-contre). La voix résonne dans le vaste studio.  » Ce lieu est un endroit chaud où les instruments parlent tout seuls : il suffit de poser les doigts dessus « , souffle-t-il. Avant de réécouter la séance, Lavilliers demande à Fred Pallem, qui réalise le titre, de lui jouer au piano Ennio Morricone et Michel Colombier. Comme ça. Pour le plaisir. Et parce que la deuxième chanson, Cavale, prévue, cet après-midi, se teindra d’une ambiance cinématographique.  » Tu es fabuleux, Fred, tu es un génie ! « 

Fred Pallem, ombrageux dans son tee-shirt à l’effigie du monstre de Frankenstein, a collaboré avec Maurane, Vanessa Paradis, Julien Doré et fondé l’orchestre du Sacre du tympan. Il fait autorité dans le milieu :  » J’ai ajouté des cordes un peu orientales tapies derrière, explique-t-il à Lavilliers. Comme tu parles de l’identité nationale dans le texte, ça colle bien.  » La Big Mama est aussi du morceau.  » C’est pas mal avec le son de « la grosse », pas trop métallique « , analyse le chanteur.  » Oui, c’est droit, répond Pallem. Tchic, tchou. Maintenant il faut avancer vite, les cuivres arrivent tôt demain. « 

Le disque évoque l’exil vu d’en France. Et se livre déjà beaucoup dans son titre : Causes perdues et musiques tropicales. La phrase a son histoire.  » Le jour du bicentenaire de la Révolution française, j’ai chanté à l’Elysée, se souvient Bernard Lavilliers. Après le concert, François Mitterrand m’a demandé : « Alors Bernard, qu’est-ce que vous faites en ce moment ? » Je lui ai répondu : « Je chante pour les causes perdues sur des musiques tropicales. » Ça l’a fait rire.  » Les Causes perdues sont aussi un hommage  » à de vieux militants comme mon père, des hommes aux mains d’or qui s’ennuient aujourd’hui « . Un silence. Bernard confie :  » Mon père adorait les chansons cubaines, il jouait des maracas avec d’énormes bols à café. Il y a un peu de toute cette mémoire dans ce disque « , lâche-t-il en reprenant sa place dans le studio.

Il saisit un dossier et déclame à la volée des extraits de textes qui noircissent des feuilles manuscrites. La voix emporte tout quand il lit :  » Je me suis fait casser par ton indifférence  » (L’Emigré). Ou  » Le temps perdu à chanter dans la rue pour des causes perdues  » (Causes perdues). L’album, chauffé à blanc côté paroles, laisse pourtant de la place aux mélodies entraînantes ou douces. Ainsi, ce duo avec Bonga Kuenda, d’après un standard world du chanteur angolais. Lavilliers plonge dans la chanson :  » Je ne connais qu’un endroit où l’on joue ce blues noir aussi noir que le sable « , gronde-t-il dans le brouhaha du studio climatisé soudain parcouru par le frisson du blues. Le titre original de ce tube magnifique des années 1970 est Mona ki ngi xiça [prononcez  » manaçi « ]. Lavilliers l’a traduit sobrement par Angola.

Gilles Médioni

« Jusqu’à la sortie de l’album, je serai abonné aux insomnies »

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