Pour l'artiste, dont la relation à la tauromachie tient de la poésie, il y a une identification entre la tragédie sur scène et dans les arènes. © Christophe Raynaud de Lage

Larmes de sang

Après avoir secoué Avignon cet été, Angélica Liddell arrive à Gand et à Bruxelles avec Liebestod, chant d’amour et de mort inspiré par la figure du matador Juan Belmonte, aux images puissantes. L’artiste espagnole y met une nouvelle fois son corps à l’épreuve.

Quand Milo Rau, directeur du NTGent, lui a proposé de prendre en charge le troisième volet du cycle Histoire(s) du théâtre qu’il avait lui-même initié avec La Reprise (sur la façon de reconstituer le meurtre homophobe d’Ihsane Jarfi), en 2018, et que Faustin Linyekula avait poursuivi en 2019 (sur la création du Ballet national du Zaïre), Angélica Liddell a pensé à sa propre histoire du théâtre et à la tauromachie pour créer Liebestod, présenté au dernier festival d’Avignon et prochainement à Gand (1). « Je ne vais pas spécialement voir les corridas, même si je me souviens être allée une fois aux arènes de Las Ventas quand j’étais petite et avoir fréquenté des fêtes populaires avec mes parents. Ma relation avec le monde de la tauromachie n’est donc pas celle d’une experte, mais une relation sentimentale, poétique, précise-t-elle lorsqu’on la rencontre dans sa loge à l’ITA, l’Internationaal Theater Amsterdam. A une époque où les mythes et le sacré n’existent plus, dans cette grande carence spirituelle, j’ai retrouvé dans la tauromachie le spirituel et le mystique. Pour moi, il y a une identification entre la tragédie sur scène et celle dans les arènes. »

Le sang est un élément esthétique. Il appartient à mon histoire du théâtre.

Une identification déclenchée, pour l’artiste espagnole, par un élément en particulier: la lecture de la biographie du matador révolutionnaire Juan Belmonte (lire page 89) écrite par Manuel Chaves Nogales et publiée en 1935. « Je me suis rendu compte que sa manière d’appréhender l’art et la vie était très proche de la mienne, que ses réponses pouvaient être mes propres réponses. A tel point que j’ai senti la nécessité de l’exprimer. Parce que mon histoire du théâtre, c’est celle-là, celle de Juan Belmonte. »

Bile noire et sang

Dans le monde du spectacle, la corrida, expression espagnole d’une tradition de jeux taurins remontant à l’ Antiquité, représente l’un des rares domaines où le risque de mort est bien présent pour celui qui se produit devant le public. En Espagne, on recense, au fil des ans, une soixantaine de matadors ayant succombé dans l’arène. Juan Belmonte, lui, n’est pas mort en combattant le taureau: il s’est suicidé, à 69 ans, d’une balle dans la tête. Pas tant du fait d’avoir été éconduit par la jeune rejoneadora (cavalière combattant le taureau) Amina Assís, comme on l’a longtemps cru, mais, semble-t-il, par peur de la vieillesse et de la diminution de ses capacités physiques. Un autre point d’accroche avec Angélica Liddell. « Le suicide a toujours été dans ma tête », déclare celle qui a baptisé sa compagnie, fondée à Madrid en 1993, Atra Bilis, c’est-à-dire, dans la théorie des humeurs du corpus hippocratique, l’atrabile, ou bile noire, substance responsable de la mélancolie et de l’hypocondrie. Et chez la créatrice née en Catalogne, la disposition à la mélancolie semble avoir été toujours là. « Enfant, je vivais dans un environnement très violent, avoue-t-elle. Dans la caserne où travaillait mon père militaire, mais aussi dans le village de ma mère en Estrémadure, j’ai vu beaucoup de gens mourir, tués par balle, morts par accident, par suicide, ou assassinés. Mais pour moi, le risque de mourir était avant tout lié au fait d’être née et de ne pas vouloir vivre. Quand quelqu’un a le sentiment de ne pas pouvoir vivre, il est arrivé au sommet du désespoir. »

Larmes de sang
© Christophe Raynaud de Lage

Dans la théorie des humeurs, le sang, associé au tempérament jovial, chaleureux, s’oppose à l’atrabile. Mais ce n’est pas du tout pour cette raison qu’il constitue un élément récurrent dans l’oeuvre théâtrale d’Angélica Liddell, notamment à travers des actes d’automutilation. Les spectateurs qui ont assisté aux cinq heures de La Casa de la Fuerza, révélation fulgurante du festival d’Avignon en 2010, où la violence faite aux corps était l’écho de celle des innombrables féminicides au Mexique (et en particulier les assassinats sordides de Ciudad Juárez, également au coeur du roman-fleuve 2666 de Roberto Bolaño) s’en souviennent. « Pour moi, le sang est d’une part un élément esthétique, précise-t-elle. Il appartient à mon histoire du théâtre et en ce sens il devait être présent dans Liebestod. Ma première venue à Avignon avec La Casa de la Fuerza a changé définitivement la trajectoire de ma vie théâtrale, de ma carrière. Mais une autre raison de la présence du sang, c’est que quand je travaille en poussant mon corps vers certaines limites, je sens que j’entre dans un état mental différent. Un état dont j’ai besoin et qui me rapproche de la transe, du rite, de quelque chose de tribal, d’ancestral. C’est un chemin, une voie. Comme un chaman qui prend de la drogue pour arriver à un certain point. Pour moi, ça peut être me couper, boire le sang, sentir que mon corps coule… C’est une porte vers le rite. »

Panthéon pictural

En s’infligeant ces blessures, Angélica Liddell se rapproche non seulement de certaines pratiques ancestrales, comme par exemple les scarifications rituelles liées au passage à l’âge adulte, mais aussi d’un courant des arts plastiques prenant comme objet le corps même de l’artiste, le body art, et dont la représentante la plus emblématique demeure la Serbe Marina Abramovi? qui partage aussi avec Liddell la particularité d’avoir eu un père militaire. « C’est une personnalité que j’admire, confie l’Espagnole, même si je ne la considère pas comme une référence directe pour moi, plutôt comme référence universelle pour l’histoire de l’art. Une histoire de l’art dans laquelle elle puise abondamment pour ses créations. « Je me souviens qu’à la fin des deux mois de confinement pendant lesquels j’ai vécu chez moi, à Madrid, le premier endroit où j’ai voulu aller, c’est au musée du Prado. Parce que quand je me place devant un tableau, je pars loin. Ce n’est pas une toile, c’est un horizon pour moi. Plus que toute autre chose, c’est la peinture qui a formé mon sens esthétique et qui m’a donné cette relation avec le sensible et avec la beauté. »

Le théâtre cesse d’exister au moment où il naît. Il a la même mortalité que le vivant, c’en est presque funèbre.

Le sang coule en abondance dans l’art occidental, ne serait-ce que dans les représentations chrétiennes de la crucifixion. Mais tout en haut du panthéon pictural d’Angélica Liddell, c’est plutôt Francis Bacon qui trône, peintre par ailleurs fasciné par les taureaux et la tauromachie (voir, notamment, son tryptique Etude pour une corrida) et dont Liebestod cite explicitement, visuellement, le tableau de 1954 Figure with Meat, relecture hallucinée et sanguinolente du portrait du pape Innocent X peint par Vélasquez. Le titre même de Liebestod, dans sa formule entière, cite aussi l’artiste dublinois, dans ses mots cette fois: El olor a sangre no se me quita de los ojos. « L’odeur du sang ne me quitte pas des yeux. » « C’est vrai, j’adore les rouges, les bleus, les jaunes, les gras. Nous sommes de la viande, n’est-ce pas? Quand je vais chez le boucher, je trouve toujours surprenant de ne pas être là, à la place des morceaux de viande. Et puis, il y a un vers d’Eschyle qui hante mon esprit: « L’odeur du sang humain ne me quitte pas des yeux. » », déclarait le peintre dans ses Conversations avec Franck Maubert (publiées en 2009). Le sang, la mortalité et, via Eschyle, la tragédie grecque: tout est là.

Angélica Liddell aime pousser son corps vers des limites qui lui permettent d'entrer dans un état mental qui la rapproche de la transe et dont elle a besoin.
Angélica Liddell aime pousser son corps vers des limites qui lui permettent d’entrer dans un état mental qui la rapproche de la transe et dont elle a besoin.© Christophe Raynaud de Lage

« Pour moi, dans l’histoire du théâtre, la référence a toujours été la tragédie classique grecque, notamment dans ses liens avec le sacrifice aux dieux, conclut Angélica Liddell. Je considère la scène comme un lieu de sacrifice et je crois que je suis plus proche d’un rite tribal, de la religion et de la magie que du théâtre. Le théâtre est un monde auquel je n’appartiens pas. C’est comme si je faisais partie d’un corps mais que ce n’était pas mon corps. Cependant, le théâtre me paraît être la forme d’art la plus liée à la fugacité de la vie. Il a la même mortalité que le vivant, c’en est presque funèbre. Parce qu’il cesse d’exister au moment où il naît. En ce sens, le théâtre dans sa propre essence a quelque chose d’une vanité, et une tristesse. Cette tristesse de quelque chose qui est impossible à répéter, qui se produit et qui ne se reproduira jamais. »

Liebestod El olor a sangre no se me quita de los ojos – Juan Belmonte – Histoire(s) du théâtre III, au NTGent, à Gand, du 13 au 17 octobre 2022 et du 18 au 20 janvier 2023 au Théâtre National, à Bruxelles.

Larmes de sang
© belga image

Juan Belmonte, matador de l’ âge d’or

Si, aujourd’hui, la corrida est en déclin, décriée notamment par les défenseurs des animaux (on estime à 40 000 le nombre de taureaux tués chaque année en Europe dans ce cadre), elle a connu son âge d’or dans les années 1910, grâce à la rivalité de deux matadors révolutionnaires qui étaient également amis: Juan Belmonte (1892 – 1962) et José Gómez Ortega (1895 – 1920), mieux connu sous le nom de Joselito. Juan Belmonte est célèbre notamment pour avoir été le premier à ne pas reculer devant la charge du taureau, restant immobile contre toute raison face à l’animal, et les deux hommes ont mis au point le « toreo de salon « , un apprentissage « en chambre » des gestes du matador, en l’absence de taureau, dans le but d’affiner l’esthétique des passes.

Si Joselito est mort dans l’arène à 25 ans seulement, entrant définitivement dans la légende, Juan Belmonte, inventeur de plusieurs manoeuvres dont le « molinete belmontino », a poursuivi sa carrière, entamée en 1910, jusqu’en 1936. Mais il a, lui aussi, connu une mort violente, se suicidant à l’âge de 69 ans.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire