LAPONIE

Peuple du renne et de la pêche, les Sames habitent un territoire immense qui s’étend du nord de la Norvège à la presqu’île de Kola, en Russie. Entre modernité et tradition, ils luttent pour leur identité

Pâques se célèbre avec faste. Fête chrétienne ou ancienne fête païenne, elle symbolise le retour du printemps. Un printemps qui rechigne parfois à se montrer, abandonnant tous ses droits à une neige tenace en cette fin avril.

Dans cette Laponie de clarté renaissante, les bouleaux malingres de la taïga agitent leurs bras squelettiques. Les grandes étendues blanches, ondulées à perte de vue, donnent l’impression d’être griffées de milliers de petits traits noirs. Pas une once de verdure, juste ces griffes des arbustes et buissons si petits sur cette frontière entre taïga et toundra. Au centre du Finmark norvégien, l’importante communauté d’éleveurs de Kautokeino, village de 3 000 habitants, arpente les rues, fréquente les bars et restaurants, l’église et les salles de spectacles, parée de ses plus beaux vêtements. Bleu, rouge, jaune sont les couleurs locales. Pantalon de cuir, chaussures en pointe, ceinture, coiffes, foulards et, bien sûr, robes et vestes aux bordures richement ornées habillent les uns et les autres. Les enfants parlent Pokémon, les hommes s’affairent téléphone en main, tandis que tout le village se rassemble pour écouter les meilleurs chanteurs de la région. Tradition et modernité se télescopent avec aisance. Nous ne sommes plus tout à fait au bout du monde. Mais de quel monde? Qui sont ces habitants du nord de l’Europe? Ces éleveurs de rennes que nous croyons conaître parce que nous sommes restés attachés à ces images de « Lapons » guidant leurs troupeaux dans un pays de rêve. La plupart des Européens connaissent à peine leurs voisins du Nord, seul peuple indigène d’Europe avec les Inuit du Groenland.

Ils préfèrent au nom de Lapon celui de Same. Le terme Lapon, d’origine finnoise, aurait une connotation injurieuse. Descendants des Samoyèdes selon certains, des Finno-Tartares selon d’autres, les premiers groupes seraient arrivés en Scandinavie vers le milieu du Ier siècle avant Jésus-Christ. Selon les thèses les plus admises, les Sames seraient une survivance d’un rameau commun aux races blanche et jaune. Ils sont effectivement très différents d’autres peuples arctiques et particulièrement des Inuit. Leur mode de vie traditionnel, le nomadisme, le type d’habitat (notamment la tente) rappellent nettement les peuples nordiques sibériens, voire certains peuples amérindiens.

On compte quelque 60 000 Sames, dont 35 000 habitent la Norvège, 18 000 la Suède, 5 000 la Finlande; tandis que 2 000 d’entre eux vivent dans la région de Mourmansk, en Russie. Ils parlent des langues finno-ougriennes du groupe ouralo-altaïque.

On distingue les pêcheurs de la côte Atlantique en Norvège, les pêcheurs de rivière, en Norvège encore, les éleveurs de rennes des montagnes de Suède et du Finmark norvégien et les Sames des forêts de Finlande et Suède dont les activités diversifiées comprennent éventuellement aussi l’élevage du renne.

Conflits d’intérêts, conflits de valeurs

Kautokeino est probablement la plus importante communauté d’éleveurs de rennes des quatre pays. Mais la renniculture ne concerne pas plus de 10 % de toute la population same, tous pays confondus. Ce pourcentage concentre toute la richesse symbolique d’une culture très ancienne. Si les troupeaux s’élèvent à plus de 500 000 têtes, ils appartiennent à un ensemble de familles ne comptant pas plus de 6 000 personnes. Cependant, la suppression du renne entraînerait la disparition d’une culture, exactement comme l’extermination du bison a conduit à l’extinction de la culture des Indiens des plaines.

Ne demandez pas à un éleveur combien de rennes il possède, il vous répondra invariablement: « Est-ce qu’on vous demande combien d’argent vous possédez? » Non content d’avoir été moyen de transport, pourvoyeur de viande, de peaux, de bois ou de tendons, le renne est la valeur absolue du Same, une sorte de banque ambulante. Le troupeau représente le peuple, sa vie, son attachement au pays. Le lien entre l’homme et la terre passe par l’animal. C’est pour lui que, deux fois l’an, s’organisent d’immenses transhumances entre pâturages d’hiver et d’été.

Et c’est autour de lui que se focalisent les problèmes entre Sames, d’une part, les institutions et populations nationales, d’autre part. L’élevage, basé sur une connaissance traditionnelle des ressources et de leur équilibre, a basculé vers un système d’économie de profit. Sous la pression des gouvernements, les activités pastorales des Sames furent intégrées aux planifications nationales et contrôlées par les lois et règlements de chaque pays. L’idée était de développer une économie basée sur la viande. Une logique de production tous azimuts vient se substituer à un équilibre entre l’élevage, la chasse et la pêche. A force d’augmenter les troupeaux, ceux-ci, trop vastes, se dispersent et se mélangent entre eux. On dresse des clôtures, on mécanise le travail à outrance et on augmente encore le cheptel pour faire face à ces surplus de coût d’exploitation. Le système traditionnel entretenait une logique d’acquisitions et de connaissances liée aux étapes de la vie; aujourd’hui, par contre, être propriétaire de rennes nécessite un permis! Il est difficile, dans ces conditions, de maintenir une gestion équilibrée des ressources. D’autant plus que les propriétaires terriens n’apprécient guère ces immenses troupeaux paissant sur de vastes territoires. Diverses contrariétés ne cessent de harceler ces familles qui ne font pourtant que prolonger le mode de vie des générations précédentes.

Après l’accident de Tchernobyl, en 1986, certains Sames durent abattre plusieurs milliers de rennes. Ironie du sort, lorsque la Suède décide la fermeture progressive de ses centrales nucléaires, toutes les solutions de rechange dérangent encore les Sames. Qu’il s’agisse de l’exploitation de la tourbe ou de la création d’immenses parcs d’éoliennes, le sud du pays ne veut pas en être le terrain et ce sont les zones de pâturages du nord qui semblent être le lieu idéal. Les conséquences de la construction de plusieurs barrages furent plus importantes encore. Les zones inondées, les différences de niveau, les changements d’épaisseur des glaces hivernales ont imposé d’autres tracés de transhumances.

Ces nouvelles pistes ont emmené les troupeaux à travers d’autres terres, dont les propriétaires saisirent les cours de justice. C’est le dernier conflit en date, il remet gravement en cause les droits des autochtones. Pourtant, en 1989, l’Organisation internationale du travail signait une convention concernant les populations indigènes des pays indépendants. Son article 14 stipulait que des « mesures seront prises pour sauvegarder les droits des peuples concernés à utiliser des terres qui ne sont pas occupées exclusivement par eux mais auxquelles ils ont eu traditionnellement accès pour leurs subsistance et activités traditionnelles ». Ce texte fut rapidement reconnu par la Norvège et la Finlande mais pas par la Suède. Sans doute est-ce là le noeud du problème. Car, bien au-delà des nombreuses escarmouches entre éleveurs Sames et propriétaires de forêts, il existe un véritable problème de droits humains. Pourquoi un peuple de souche très ancienne, qui a vécu des centaines d’années sur certaines terres, par-dessus les frontières actuelles, devrait-il abandonner tous ses droits face à ceux des Etats centraux? C’est une lutte entre utilisation communautaire de l’espace et notion de propriété privée, entre vie en symbiose avec la nature et système d’économie capitaliste.

« Sauvez un loup, tuez un Same »

Le slogan placardé sur une voiture à Stockholm en dit long sur les relations entre Suédois et Sames : « Sauvez un loup, tuez un Same ». Ce dernier, en effet, est parfois obligé d’abattre un loup pour protéger son cheptel!

La renniculture est un symbole et, en tant que tel, elle subit les foudres de ceux que cette liberté apparente dérange. Mais les problèmes sont multiples. La Suède ne considère comme Sames que ceux qui vivent de renniculture. En d’autres termes, eux seuls auraient des droits particuliers à faire valoir. Les autres voient leurs droits sur leur territoire fondre à vue de nez au profit d’autres chasseurs ou pêcheurs. Sans oublier que le développement d’un certain tourisme transforme, petit à petit, la Laponie en un immense terrain d’aventure. Face à tant de problèmes, que peut faire une population aussi dispersée sur un aussi vaste territoire? Les pays scandinaves ont créé des parlements sames dont les compétences, précisément, ne sont pas aussi étendues en Suède qu’en Finlande ou en Norvège. Dans ce dernier pays, on peut parler d’un véritable outil d’autonomie et d’auto-détermination. Suède et Russie sont loin derrière. Il existe une batterie d’institutions communes, comme le Nordic Sami Council, ou d’institutions internationales de défense des peuples autochtones. Les Sames y sont actifs. Il faut ajouter qu’ils ont créé des institutions culturelles et scientifiques comme le très important Sami Institute basé à Kautokeino. Ces organismes leur permettent de maintenir une culture vivante et prospère. Il n’est pas étonnant qu’au sein des institutions politiques trônent quelques représentants des puissantes familles d’éleveurs. Leur combat est aussi symbolique que leurs activités.

Mais au-delà de cette force, de cette fierté identitaire si tangible subsiste toujours un malaise profond qui coince un peuple entre deux mondes. Et si on se pose encore la question de savoir pourquoi dix pour cent seulement de cette population, soit les renniculteurs, semblent attirer toute l’attention vers eux, il faut sans cesse se remémorer la puissance culturelle du renne. Tous les petits peuples éleveurs de l’Arctique, qu’ils soient sibériens ou sames, sont en danger, simplement parce que les Etats nationaux ont décidé d’imposer des règles de gestion à ces éleveurs. En Russie, ce furent les kolkhozes, en Europe des règlements calqués sur l’élevage et l’agriculture. Mais jamais la dimension culturelle n’est prise en compte. Jamais les « spécialistes » du sud n’ont une connaissance approfondie des conditions ancestrales de ces élevages traditionnels. Peut-on sincèrement élever le renne comme on élève le bouf? Peut-on prétendre connaître taïga et toundra et leurs équilibres fragiles mieux qu’un peuple qui y vit les rudes saisons depuis si longtemps?

Ces Sames qui nous font tant rêver devront encore mener d’âpres batailles. Mais peut-être imposeront-ils le respect de leurs troupeaux et par conséquent de leur différence.

Etienne Bours

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