La Volga des banlieues

Minable et grandiose, la production de Katia Kabanova, à la Monnaie, passe par le particulier sordide pour atteindre à l’universel

Depuis le 30 octobre, un événement venu de Salzbourg secoue le public de la Monnaie: cette Katia Kabanova (1921), de Leos Janacek, inspirée de La Tempête (1859) du Russe Alexandre N. Ostrovski, et présentée ici dans la production déjà légendaire du tandem Christoph Marthaler-Sylvain Cambreling (deux familiers de la mouvance Gérard Mortier).

Dans le livret d’origine, Katia apparaît sous les traits d’une sorte d’Emma Bovary, mais en plus tendre, éperdue d’ennui au fond de sa campagne, prisonnière d’une loi familiale oppressante, entre un mari faible et une belle-mère bornée et arrogante. Le moindre chien coiffé devait immanquablement faire battre ce pauvre coeur sans emploi: Boris, neveu d’un ami de la maison, tempérament velléitaire et sentimental, origines nobles et obscures, fera parfaitement l’affaire. Malgré la furtivité de l’étreinte, la découverte de l’amour entraînera chez la jeune femme une culpabilité à la fois destructrice et constitutive d’une identité nouvelle: sa mort et le chemin intérieur emprunté pour y accéder seront sa grandeur. Une grandeur subjective, éprouvée à travers sa souffrance à elle seule, dans l’indifférence quasi générale, sans espoir de salut.

Cette investigation psychologique fouillée est traduite dans un langage musical, resserré, concis, prodigieusement libre et théâtral jusque dans les moindres inflexions de l’orchestre. Dans la mise en scène de Marthaler (présentée à Salzbourg en 1998) la « passion » de Katia, pensée par ses auteurs dans un cadre pastoral et romantique – et célébré d’emblée par l’instituteur Koudriach chantant l’inépuisable beauté de la Volga -, est ici placée dans l’environnement hideux, habitants compris, d’un immeuble de banlieue ouvrière des années 70, soviétique si l’on veut, mais où chacun y reconnaîtra l’image délabrée et désespérante des habitations dites sociales de toutes les villes du monde. Tour de force d’Anna Viebrock (fidèle partenaire de Marthaler depuis 1996), les hauts décors lépreux représentent à la fois la cour de l’immeuble (avec vue dans les appartements) et un lieu intérieur imaginaire, longeant les murs du bâtiment. Au centre du plateau, une vieille structure de fontaine, orpheline de son bassin et jetée sur le corps d’un cygne crevé, connaîtra ses derniers spasmes au cours du drame.

Cantilènes ancestrales

Ici, point de Volga (juste un chromo encadré), ni de nature (juste quelques brindilles dans les cheveux, au retour des rendez-vous amoureux), ni rien qui rappelle la société paysanne évoquée à tous les détours du texte, sauf, peut-être, l’appartement de la Kabanikha, petit-bourgeois et ripoliné. En revanche, s’il est une nature investie dans les moindres détails, c’est bien celle des êtres, avec leurs rêves et leurs passions. Tout comme Janacek, à travers l’orchestration et le traitement des voix, Christophe Marthaler traduit, à travers les corps, la vie intérieure des personnages, avec, en amplification ou en contrepoint, les réactions de l’entourage: l’aveugle (témoin de l’essentiel invisible), le musicien, les voisins, les proches, la famille, les amis et jusqu’à Boris. Ce choeur-là est muet, généralement indifférent. Le vrai choeur, lui, chante au loin (en l’occurrence à l’étage) les cantilènes ancestrales, indifférent lui aussi, mais sans hostilité.

Dans le rôle-titre, la soprano allemande Angela Denoke se révèle une fois encore une artiste magnifique, passant irrésistiblement de l’oppression à la passion, portant Katia vers son avènement avec un mélange bouleversant de fragilité et de puissance. A ses côtés, Livia Budaï, Kabanikha plantureuse et ambiguë, affiche une forme vocale éblouissante, tandis que la pétulante Christine Rice campe une Varvara débordante d’appétit de vivre. Avec son timbre corsé et brillant à la fois, le ténor Mattheuw Polenzani (Kondriach) domine la distribution masculine où l’on retrouve également l’excellent Henk Smit (Dikoï), David Kuebler (Boris) et Hubert Delmaboye (Tikhon Kabanov).

Katia Kabanova, Bruxelles, la Monnaie, jusqu’au 15 novembre. Tél.: 070-23 39 39.

A ne pas manquer, également, à la Monnaie: récital de la mezzo Marie-Nicole Lemieux, première lauréate du Reine Elisabeth 2000, avec Daniel Blumenthal, le 10 novembre.

Martine D. Mergeay

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