» La violence d’apprendre «
Ancien enseignant, l’écrivain Daniel Pennac a vu Entre les murs. Il a aimé. Et dit pourquoi.
Formidable, ce film ! D’abord par le jeu des élèves et des professeurs (Ah, Souleymane ! Ah, Esmeralda ! Ah, Khoumba ! Ah, M. Marin – François Bégaudeau – quels acteurs ! Et la mère de Souleymane, donc !). Ensuite par l’incroyable intensité du récit. Et, enfin, parce que le tout atteint ce rendu de fiction vraie que devait rechercher Laurent Cantet. Le spectateur est plongé tout vif dans cette classe où tout est rendu au plus près.
Mais le revers de cette force suggestive est qu’elle pourrait donner à penser qu’Entre les murs rend compte de la situation de tous les élèves qui peuplent l’école aujourd’hui. Ce qui n’est évidemment pas le cas. Nous sommes dans une classe particulière, avec des problèmes bien à elle, et j’ai visité nombre d’établissements dont la composition sociologique était la même mais le comportement des élèves très différent, parce que l’équipe pédagogique s’y prenait, avec eux, autrement.
Une classe, donc, dans un collège du xxe arrondissement, à Paris. 14 ans, l’âge le plus difficile, celui de l’explosion biologique, qui s’exprime ici par l’explosion tout court.
Toutefois, à l’intérieur de cette tumultueuse pagaille, percent des éclats d’intelligence. Esmeralda, par exemple, un des « personnages » principaux, manifeste une rouerie shakespearienne ; c’est Iago, qui manipule, teste les limites des uns et des autres et accumule un savoir-faire dont on sent bien qu’elle s’en servira adulte.
Mais le plus frappant, c’est la solitude générale. Un professeur craque dans la salle des profs, et quel silence chez ses collègues ! Un conseil de classe se déroule sans que personne tienne compte du chahut des deux élèves déléguées, et quel fossé entre ces adultes fuyants et ces adolescentes ! Les gosses, d’ailleurs, ne sont pas plus solidaires que les grands. Chacun pique sa crise personnelle au gré de circonstances toujours changeantes. « C’est sa vie, à Khoumba, moi j’m’en fous de sa vie ! » lâche Esmeralda.
Pourtant, malgré cette effroyable cacophonie, le film révèle les invariants de la confrontation élève-enseignant, quelle que soit l’époque, quel que soit le milieu social : rechercher les limites du professeur, souligner ses contradictions, lui demander de justifier l’utilité du savoir, marquer en permanence le hiatus entre ce qui est enseigné et ce que l’élève affirme être le réel.
Ces invariants affectent aussi les professeurs, notamment lorsqu’ils se posent l’éternelle question : « Cette classe est-elle digne de recevoir ce que j’ai à lui enseigner ? » Quel élève n’a pas entendu de la bouche d’un professeur : « Vous êtes la pire quatrième, troisième, première ou terminale de ma carrière ! »
Tout cela dit la violence intrinsèque à la nécessité d’apprendre et à l’obligation d’instruire. La difficulté du métier de professeur tient à ce choc perpétuel entre l’ignorance qui veut s’ignorer et le savoir toujours perçu comme venant d’ailleurs. Très violent, ici, le choc, entre ces murs, très !
L’art d’enseigner consiste sans doute à transformer cette violence en désir. » l
Propos recueillis par Eric Libiot
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